DU BREVET AU BAC Préparation au brevet et au bac de français, philosophie et HLP
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Prépabac, examen2017 Administrateur
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Sujet: individu, individualisme, individualité Lun Juin 07, 2010 3:36 pm |
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Individu ou personne ?
Les fondements idéologiques d’une critique de l’individualisme
par Pierre GARINO (Miribel-Les-Echelles Samedi 16 mai 2009)
conférence
Présentation« Individu » / « Personne » : dans l’usage que nous faisons ordinairement de ces termes, nous avons tendance à les prendre l’un pour l’autre et à les considérer comme interchangeables.
S’intéresser à leur distinction pourrait apparaître comme artificiel et oiseux. Pourquoi perdre son temps avec une simple affaire de terminologie ?
En réalité, si on se penche sur l’étymologie et la signification philosophique de ces deux termes, on s’aperçoit qu’ils renvoient à des conceptions très différentes et que l’emploi d’un terme préféré à l’autre, ou inversement, engage des conceptions et des intentions distinctes, voire des oppositions doctrinales tranchées. Cela n’est pas neutre dans le champ social et politique…
A partir de cette approche comparative, nous serons amenés à dégager les fondements du « personnalisme chrétien », pensée élaborée par Emmanuel Mounier dans les années 30, et source d’inspiration incontestable des fondateurs de la Communauté Européenne comme en atteste un colloque international sur le Personnalisme organisé à Strasbourg les 10 et 11 mars 2005.
Nous nous interrogerons ensuite sur la proximité de ces derniers avec les bases idéologiques du discours politique de la « Révolution nationale » sous le régime de Vichy, cette convergence faisant par ailleurs écho aux principales thèses de la « doctrine sociale » de l’Eglise.
Cette étude généalogique nous permettra finalement de dégager les enjeux relatifs à la substitution de la notion de « personne » à celle d’individu dans le discours moderne des « Droits de l’Homme » revisités par les rédacteurs de la Charte des droits fondamentaux de la personne humaine.
Quelles en seront les implications, notamment en ce qui concerne les assises laïques de la vie politique et sociale des citoyens ?
Développement
Individu ou personne : Les fondements idéologiques de l’anti-individualisme
1 – Considérations étymologiques & approche comparative
Si on ne prête pas attention à l’usage des mots, on peut penser que les termes « individu » et « personne » sont équivalents et interchangeables.
Or ces deux termes recouvrent des significations très différentes tant sur le plan étymologique que sur le plan philosophique et aussi politique, comme nous allons maintenant le vérifier.
Partons d’abord de considérations étymologiques. Le mot « individu » vient du latin « individuum » qui, selon l’usage du philosophe CICERON, traduit le mot grec « atome » c’est-à-dire ce que l’on ne peut pas couper d’où le sens « ce qui est indivisible » pour désigner un être
unique et singulier par opposition au « genre » ou à « l’espèce ». Selon Jean PLANQUEVENT ( Esprit janvier 1938), la notion d’individu est une invention de la scolastique médiévale qui est parvenue à « récupérer » cet héritage païen gréco-latin : « Chaque être, quel qu’il soit, pris en particulier, est appelé un ‘’individu’’ parce qu’il ne peut souffrir d’être divisé sans cesser d’être lui-même »
Le mot « personne » vient, lui, du latin « persona » qui désigne le masque au théâtre et traduit le grec « prosopon » renvoyant au « rôle attribué d’un masque » et par extension à des valeurs telles que « honneur » et « dignité » en opposition à la chose « rex ». On voit par là que le terme de « dignité humaine » est en relation directe avec celui de personne. Ce terme de personne a très tôt eu une connotation religieuse : une idée dérivée amène à la signification de « personnage important de la société », de « personnalité revêtue d’une dignité ecclésiastique ».
Sur un plan plus philosophique, la différence des deux termes s’accentue davantage pour devenir, surtout à partir du XXème siècle, une opposition très nette.
Selon le Dictionnaire de la langue philosophique Foulqué, un individu, par opposition à la personne, se dit d’un « être humain qui réalise un type commun tout en étant distinct des autres et refusant d’être assimilé à ses semblables ».
Du point de vue logique, l’individu est un « sujet qui admet des prédicats mais qui, lui-même, ne peut être le prédicat d’aucun autre », ce qui souligne le caractère irréductible de son autonomie qui n’est pas assimilable à un ensemble ni ne peut se fondre en lui.
Selon le Dictionnaire philosophique Lalande, « l’individualité reconnue à l’individu est ce par quoi un individu diffère d’un autre et s’en distingue» aussi bien sur le plan numérique que qualitatif.
En ce sens, l’individu s’oppose à la « personne morale » dont « la personnalité confère à l’homme un caractère le rendant propre à faire partie d’une même société spirituelle que les autres personnes » donc à se fonder dans une communauté donnée. Sur un plan politique et plus doctrinal, la « personne est une réalité concrète, charnelle, spirituelle qui peut être membre de totalités organiques telles que : la famille, la patrie, la corporation…etc. ».
2 – Le personnalisme : une philosophie anti individualiste
On se rapproche ici d’une conception défendue à la fois par la revue l’Ordre Nouveau dans les années 1933/1936 qui opposait personne et individu et par le personnalisme chrétien d’Emmanuel MOUNIER dont la doctrine sociale et morale est fondée sur la valeur absolue de la personne. Jaques CHEVALIER, le 1er secrétaire de Vichy, qui fut le maître de MOUNIER à l’Université de Grenoble, définissait ainsi la distinction entre personne et individu : « L’individu est à lui-même sa fin ; la personne a des fins qui la dépassent. » (La vie morale de l’au-delà)
Ce personnalisme chrétien reprend, bien entendu, la thèse de la théologie catholique selon laquelle la « personne désigne l’une des trois formes de Dieu dans la Trinité », thèse qui est le fondement de la doctrine théologique affirmant que « Dieu est personnel » par opposition au panthéisme et au déisme.
Un prêtre assomptionniste Jean-François PETIT qui vient de créer récemment un site internet sur MOUNIER présente les choses ainsi : « L’individu et la personne : ce couple n’a jamais vraiment fait bon ménage chez les philosophes … (…) Assurément, ces deux termes ne renvoient pas à la même compréhension du monde contemporain et n’offrent sans doute pas non plus les mêmes façons d’essayer de le transformer. »
Une philosophe personnaliste Maria VILLELA – PETIT, lors des Rencontres de Grenoble les 22 et 23 mars 2002 consacrées à l’actualité de MOUNIER, dans une intervention intitulée « Emmanuel MOUNIER, une pensée qui interpelle notre siècle », résume ce clivage à sa manière et de façon très révélatrice : « Un bref aperçu de la civilisation contemporaine permet de déceler la
permanence ou plutôt l’aggravation de l’individualisme dénoncé par Emmanuel MOUNIER (…) Ce qu’aujourd’hui, on entend souvent par « droits », dans l’expression « Droits de l’Homme », ne dépasse pas la satisfaction des désirs ou des caprices des individus, ou de catégorie d’individu (…) De nos jours, lorsqu’on l’invoque à tout propos, par « homme » on ne vise pas plus loin que l’individu enfermé en lui-même, mais « illimité » en ses particularités psychologiques. Ces individus se croyant tout à fait libres et qui revendiquent la « réalisation » de leurs désirs, sous forme de « droits » qui leur seraient dus par la société et/ou qu’ils ont la force sociale d’exiger, ne s’aperçoivent pas cependant qu’ils sont eux-mêmes de plus en plus prisonniers d’eux-mêmes (…) réduits à n’être que des consommateurs (…) dans un monde où presque tout est devenu « marchandise » ».
Après ce constat que d’aucun pourrait considérer comme réactionnaire et très inquiétant pour la défense des droits de l’Homme, la philosophe fait le lien entre cet anti-individualisme virulent et l’actualité de la pensée d’Emmanuel MOUNIER. « Ne nous fournit-elle pas les éléments d’une mise en cause de l’individualisme et de la marchandisation qui va de pair avec lui ? Dans sa philosophie de la personne, on trouve les éléments essentiels d’une critique de l’ individu autocentré ».
A l’appui de ces affirmations, Madame VILLELA-PETIT fait référence à une oeuvre de MOUNIER ,Le Personnalisme (oeuvres III Seuil pages 452) dont elle cite quelques passages bien choisis : «Pour dénoncer l’individualisme que (MOUNIER) tenait pour l’antithèse du personnalisme, il écrivait : (…) la personne ne croît qu’en se purifiant incessamment de l’individu qui est en elle (…) Tout se passe alors comme si n’étant plus « occupé de soi », « pleine de soi », elle devenait, et alors seulement, capable d’autrui, entrant en grâce. »
Empruntant les propos de MOUNIER pour caractériser l’individu, l’auteur cite encore ce passage : « Un homme abstrait, sans attaches ni communautés naturelles, dieu souverain au coeur d’une liberté sans direction ni mesure, tournant d’abord vers autrui la méfiance, le calcul, la revendication ; des institutions réduites à assurer le non empiètement de ces égoïsmes ou leur meilleur rendement par l’association réduite au profit. »
Reprenant à son compte cette charge virulente contre l’individualisme, Jean-François PETIT essaie de dégager la modernité et le renouveau de la personne appelée à remplacer cette notion honnie en signalant que « Le Comité national d’Ethique a contribué à valoriser la personne » ; « C’est en réalité le christianisme, plus exactement la théologie trinitaire, qui lui a donné toute sa densité » ajoute-t-il pour en arriver à cette affirmation : « L’individu qui va jusqu’au bout de la recherche de lui-même débouche sur l’idée de personne. La transfiguration de l’individu en personne (…) L’absolu de la personne, en garantissant l’intégrité physique, morale et spirituelle de l’homme, protège de tous les totalitarismes politiques. »
Cette critique de l’individualisme va de pair chez MOUNIER avec une critique radicale du rationalisme dans sa double articulation philosophique ; l’idéalisme et le matérialisme. « En termes très généraux, on pourrait caractériser cette pensée (le personnalisme) comme une réaction de la philosophie de l’homme contre l’excès de la philosophie des idées et de la philosophie des choses. » (Introduction aux existentialismes, oeuvres III page 70)
Dans les années 1931/39, Emmanuel MOUNIER développe des propos inquiétants dans lesquels la condamnation de l’individualisme le porte à rejeter l’héritage des Droits de l’Homme et à travers ce refus, les philosophies des Lumières et la Révolution française : « Le fascisme n’est qu’un individualisme à forte échelle (…) On n’en sort qu’avec la personne, laquelle ne s’affirme qu’en s’unissant. » (Anarchie et Personnalisme, oeuvres I page 710)
« L’homme moyen d’Occident a été façonné par l’individualisme renaissant, et il l’a été, pendant quatre siècles autour d’une métaphysique, d’une morale, d’une pratique de la revendication (…) Ce n’est plus un service dans un ensemble, un centre de fécondité et de don, mais un foyer de hargne. Humanisme ? Cet humanisme revendicateur n’est qu’un déguisement civilisé de l’instinct de
puissance (…) Il y a toute une psychanalyse à faire de cet individualisme dont le langage sublimé en termes de liberté, d’autonomie, de tolérance a couvert le règne brutal des concurrences et des coups de force. » (Revue personnaliste et communautaire, oeuvre I pages 159/160.)
« Mon individu, c’est (…) l’amour incestueux de mes singularités (…), la forteresse de sécurité et d’égoïsme que j’érige tout autour pour en assurer la sécurité ( …) C’est enfin l’agressivité capricieuse ou hautaine dont je l’ai armé, la revendication érigée en mode existentiel de la conscience de soi, et la consécration juridique et métaphysique à la fois que lui ont donné, en Occident, La Déclaration des Droits de l’Homme et le Code napoléon. » Revue personnaliste et communautaire, oeuvre I pages 176/177)
Commentant cette dernière affirmation, Emmanuel MOUNIER écrit : « Nous ne méconnaissons pas l’apport positif incontestable de la Révolution française et la libération qu’elle représente. Nous disons seulement que dans sa formule un mal radical est lié à ses heureux effets » (oeuvre I page 890)
Mais cette nuance ne résiste pas longtemps aux multiples jugements radicaux qu’on retrouve au détour de nombreuses pages, comme celui-ci : « L’individualisme a proclamé la suffisance du citoyen revendicateur, refusé le mystère et l’appel des présences spirituelles. Le capitalisme est survenu à se déclasser » Revue personnaliste et communautaire, oeuvre I pages 179)
3 – Un anti individualisme idéologiquement réactionnaire
a) le précédent de « l’affaire DREYFUS »
Ce procès de l’individualisme au nom de la personne et de la communauté plus englobante des personnes n’est pas neutre, surtout à l’époque, dans le contexte historique qui précède la défaite de la France en 1940, et la montée du capitalisme politique de l’Etat français engagé dans la collaboration.
Mais il n’est pas neutre non plus parce qu’il survient après l’affaire Dreyfus où la question de l’individualisme des Intellectuels a été au coeur de la polémique déclenchée par les antidreyfusards contre la République et la philosophie des Lumières.
Le 15 mars 1898, dans un article paru dans la Revue des Deux Mondes, Ferdinand BRUNETIERE s’en prend violemment aux intellectuels qui sont à l’origine d’un manifeste publié dans l’Aurore le 14 janvier 1898 pour appuyer le célèbre « J’accuse » de Zola. BRUNETIERE est un critique littéraire connu et un antisémite militant et forcené à la manière de Drumont. Dans son article, il attaque avec virulence la prétention des intellectuels à remettre en cause la chose jugée par les autorités compétentes au nom d’une Vérité et d’une Justice fondées sur la Raison et placées en principes supérieurs au-dessus de la vérité judiciaire.
BRUNETIERE considère que la méthode scientifique et critique dont les intellectuels se réclament n’est en aucun cas applicable aux « questions qui intéressent la morale humaine, la vie des Nations et les intérêts de la société. » Pour lui, le respect de la Vérité et de l’esprit scientifique revendiqués par les intellectuels au nom de la Raison universelle ne sont que des mots derrière lesquels se dissimule « la grande maladie du temps présent : l’individualisme. »
BARRES reprendra en 1902 cette critique à son compte dans son ouvrage « Scènes et doctrines du Nationalisme ».
Emile DURKHEIM décide de répondre à cet article pour défendre l’individualisme démocratique hérité des Lumières en publiant en 1898 dans la Revue bleue un texte sous le titre « L’individualisme et les intellectuels ». Sophie JANKELEVITCH résume très bien les termes du débat : « C’est au nom de la supériorité de la communauté nationale sur l’individu que
BRUNETIERE lance sa machine de guerre contre l’individualisme des intellectuels. » Dans l’introduction de son texte, DURKHEIM met bien en lumière les enjeux de cette polémique : « La question qui, depuis six mois, divise si douloureusement le pays est en train de se transformer : simple question de fait à l’origine, elle s’est peu à peu généralisée. L’intervention récente d’un littérateur connu a beaucoup aidé à ce résultat. (…) au lieu de reprendre à nouveau la discussion des faits, on a voulu, d’un bond, s’élever jusqu’aux principes : c’est à l’état d’esprit des « intellectuels », aux idées fondamentales dont ils se réclament, et non plus au détail de leur argumentation qu’on s’est attaqué. S’ils refusent obstinément « d’incliner leur logique devant la parole d’un général d’armée », c’est évidemment qu’ils s’arrogent le droit de juger par eux-mêmes de la question ; c’est qu’ils mettent leur raison au-dessus de l’autorité, c’est que les droits de l’individu leur paraissent imprescriptibles. C’est donc leur individualisme qui a déterminé leur schisme. Mais alors, a-t-on dit, si l’on veut ramener la paix dans les esprits et prévenir le retour de semblables discordes, c’est cet individualisme qu’il faut prendre corps à corps. Il faut tarir une fois pour toutes cette inépuisable source de divisions intestines. Et une véritable croisade a commencé contre ce fléau public, contre « cette grande maladie du temps présent ».
Nous acceptons volontiers le débat dans ces termes »
b) le contexte de la « Révolution nationale » et la « restauration de la chrétienté »
La critique personnaliste de l’individualisme se situe donc dans une filiation qui va trouver son prolongement dans l’idéologie politique de la « Révolution Nationale » du régime de Vichy.
En lisant les appels, discours et messages du Maréchal PETAIN pendant la période noire de l’occupation Nazie et de la Collaboration, on est frappé par la convergence des idées de l’époque qui se focalisent sur la dénonciation conjointe de l’individualisme, de l’esprit de revendication et de la lutte des classes.
Dans le cadre de ce qu’il appelle le programme de la « France nouvelle », le Maréchal énonce dès 1940 « les principes de la Communauté » qui inspireront toute sa politique : on y retrouve la notion de « droits fondamentaux » ancrés dans la Nature à la place des Droits de l’Homme (Principe V)
« L’Homme tient de la nature ses droits fondamentaux. Mais ils ne lui sont garantis que par les communautés qui l’entourent : la Famille qui l’élève, la Profession qui le nourrit, la Nation qui le protège » Travail, Famille, Patrie !
Quand PETAIN évoque les « droits fondamentaux », il ne se réfère pas à l’héritage des Droits de l’Homme issus de 1789 mais il renoue avec la tradition catholique ancestrale antérieure à la « Grande Révolution ». Selon un commentateur avisé Gabriel Louis JARAY qui, en 1941 préface un livre du Maréchal « Paroles aux français », le Chef «invite les Français à renoncer à certains modes de vie d’une civilisation décadente et à reprendre les principes de conduite qui ont guidé, pendant des siècles, les nations qui formaient ce que l’on appelait « la Chrétienté »». Notre zélé commentateur impute à la philosophie des Lumières la cause de cette décadence combattue par la Révolution Nationale mise en oeuvre par le régime de Vichy ; il explique que les penseurs subversifs du XVIIIème siècle ont provoqué une « révolution spirituelle » laquelle « a été caractérisée par la substitution d’un idéal de plaisir et de jouissance à un idéal de travail et de sacrifice ; de chaque individu on a fait un dieu (…)on a tendu à une sorte de panthéisme mystique , surtout en Europe centrale ou à un matérialisme individualiste, surtout en Europe occidentale. » (pages XI,XII)
Et pour faire bonne mesure, il insiste sur la convergence du redressement national voulue par Vichy et l’inquiétude de la papauté. « Des catholiques éminents poussent un cri d’alarme ; il y a 50 ans, le pape LEON XIII, dans son Encyclique « Rerum Novarum », a attiré l’attention de la Société sur ce péril grandissant. Par réaction, sont nés les mouvements révolutionnaires, démagogiques, socialistes et communistes, en vue d’édifier à la place d’une société où les riches exploitent les pauvres, une société où les pauvres dépouillent les riches. Mais comme rien d’heureux ne peut
s’établir sur l’excès ou sur la violence, les chefs des pauvres, qui deviennent riches, font tout de suite renaître les abus dont ils se servaient pour arriver au pouvoir. »
Puis notre auteur revient sur l’idée centrale des « Droits fondamentaux », le 1er des principes pétainistes en relation avec le communautarisme corporatiste qui en découle : « Par une pente naturelle, la révolution spirituelle, engendrée par les idées répandues depuis le commencement du XVIIIème siècle, a amené le triomphe du panthéisme et du matérialisme(…) au mépris des droits primordiaux de la personne humaine (…) c’est le triomphe du culte de la nature sur les principes de la vie chrétienne (…) depuis 2 siècles, la lutte se poursuit entre ceux qui, croyant à la bonté naturelle des hommes, défient les forces de la nature, et ceux qui, luttant contre les mauvais penchants de l’homme, veulent les dominer en les soumettant à la loi chrétienne. »
Dans la même période historique, on pouvait en effet noter que la terminologie spécifique adoptée par l’Eglise ne prend jamais à son compte le vocable de « droits de l’Homme ». Dans son célèbre Message de Noël en 1942, c’est sous l’expression exclusive de « droits fondamentaux » « droits de la personne humaine » que PIE XII élabore, à la suite de LEON XIII, ce que les commentateurs appellent « la doctrine sociale de l’Eglise ».
c) continuité historique de l’U.E. : une « Europe cléricale » ?
On devine ici aisément l’influence vaticane dans le choix même adopté par la « Communauté Européenne » pour qualifier « la Charte européenne des droits fondamentaux ». On constate d’ailleurs que cette dernière, dans ses 53 articles, ne fait jamais référence à aucune des 3 déclarations des Droits de l’Homme de la période révolutionnaire et qu’elle substitue systématiquement à la notion d’individu la notion obsessionnelle de « personne » employée 37 fois dans le texte (en seulement 15 pages !)
Dans son préambule de la Charte, on peut lire « Consciente de son patrimoine spirituel et moral, l’Union (…) place la personne au coeur de son action en instituant la citoyenneté de l’Union (…) La présente Charte réaffirme, dans le respect (…) du principe de subsidiarité, les droits (…).La jouissance de ces droits entraîne des responsabilités et des devoirs tant à l’égard d’autrui qu’à l’égard de la communauté humaine. » Intégré à la Constitution européenne, ce préambule fait écho au préambule du Traité constitutionnel qui indique que « s’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes » « l’Europe offre (aux peuples de l’Europe) les meilleures chances de poursuivre (…) la grande aventure qui en fait un espace privilégié de l’espérance humaine ».
On retrouve dans cette « profession de foi » européenne tous les ingrédients de la Foi tels qu’ils sont exposés dans la Constitution apostolique « Fidei depositum » publiée par Jean-Paul II le 11 octobre 1992 plus connu sous le nom de « Catéchisme universel de l’Eglise catholique » : art. 1881 « La personne humaine est et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales ». Cet art. est complété par l’art. 2254 : « L’autorité publique est tenue de respecter les droits fondamentaux de la personne humaine et les conditions d’exercice de sa liberté ».
A tous ceux qui verraient dans ces articles la reconnaissance des « Droits de l’Homme » et de la liberté des hommes en société, il est utile de rappeler la condamnation de ces derniers au nom des « Droits de Dieu » par le pape PIE VI dans son bref « Quod aliquantum » le 10 mars 1791 : « On établit, comme un droit de l’homme en société, cette liberté absolue, qui non seulement assure le droit de n’être point inquiété sur ses opinions religieuses, mais qui accorde encore cette licence de penser, de dire, d’écrire et même de faire imprimer impunément en matière de religion, tout ce que peut suggérer l’imagination la plus déréglée ; droit monstrueux (…) Que pouvait-il y avoir de plus insensé que d’établir parmi les hommes cette égalité et cette liberté effrénée qui semblent étouffer (…) le don le plus précieux que la nature ait fait à l’homme. »
Ce rejet est totalement reconduit et assumé par l’Eglise catholique contemporaine qui affirme : « La dignité de la personne humaine s’enracine dans sa création à l’image et à la ressemblance de
Dieu » (art. 1700), ce qui implique que « la liberté véritable est en l’homme le signe privilégié de l’image divine. » (Art. 1712)
A ce titre, selon l’art. 1747, « Le droit à l’exercice de la liberté est une exigence inséparable de la dignité de l’homme, notamment en matière religieuse et morale. »
Et pour bien enfoncer le clou, on ajoute : « Elle atteint la perfection de son acte quand elle est ordonnée à Dieu, le souverain Bien. » (Art. 1744)
« L’exercice de la liberté n’implique pas le droit supposé de tout dire ni de tout faire » (art.1747)
C’est à la lumière de cette mise au point qu’il faut interpréter les fameux « droits fondamentaux de la personne humaine » qui n’ont rien à voir avec ce que nous entendons par « Droits de l’Homme » en sens de 1789 : lisons, pour nous en convaincre, les articles 2273 et 1883 et suivants :
Art. 2273 « Les droits de l’homme ne dépendent ni des individus, ni des parents, et ne représentent pas même une concession de la société et de l’Etat ; ils appartiennent à la nature humaine et sont inhérents à la personne en raison de l’acte créateur dont elle tire son origine. Parmi ces droits fondamentaux, il faut nommer le droit à la vie et à l’intégrité physique de tout être humain (… ) » Pensez ici aux 3 premiers articles de la Charte européenne : Dignité humaine, droit à la vie, droit à l’intégrité de la personne !
Art. 1883 « Une intervention trop poussée de l’Etat peut menacer la liberté et l’initiative personnelles. La doctrine de l’Eglise a élaboré le principe de subsidiarité. Selon celui-ci, une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’ordre inférieur en lui enlevant ses compétences mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société en vue du bien commun. »
Selon l’art.1884, le principe de subsidiarité conduit les gouvernants « à se comporter en ministres de la providence divine » et, selon l’art 1885, en s’opposant à toutes les formes de collectivisme, « il tend à instaurer un véritable ordre international. »
On voit donc que l’affirmation du primat de la personne sur l’individu et la société, est étroitement lié au principe de subsidiarité ; ce dernier, réaffirmé solennellement dans le préambule de la « Charte des droits fondamentaux de l’Union », est érigé en « principe fondamental » de la Constitution européenne : art. I-11§3 parce qu’il constitue un principe efficace dans l’exercice des compétences de l’Union et ceci dans le cadre d’une répartition plus générale des pouvoirs.
Le commentaire que le pape PIE XI fait de ce principe dans son Encyclique « Quadragesimo Anno » (Actes, Tome 7, 1931) est très édifiant : « Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle parce qu’elle seule peut les remplir : diriger, surveiller, stimuler, contenir (…) Que les gouvernants en soient donc bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction supplétive de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale. »
4 – Personne & Subsidiarité contre les droits de l’Individu
Faut-il voir dans cette « communauté humaine » fondée sur la valeur suprême de « la personne humaine » et régie par le « principe de subsidiarité » la « grande aventure » de la construction européenne proclamée par le préambule du Traité constitutionnel européen en tant que « espérance humaine » ??
Dans le catéchisme de l’Eglise catholique, « l’espérance est la vertu théologale » qui « répond à l’aspiration au bonheur placée par Dieu dans le coeur de tout homme ; elle assume les espoirs qui
inspirent les activités de l’homme (…) L’élan de l’espérance préserve de l’égoïsme et conduit au bonheur de la Charité. » (art.1817/1818)
Comme le dit le professeur Vlad CONSTANTINESCO (cité par Jean-Louis CLERGERIE « le principe de subsidiarité » éd. Ellipses page 108) « Le principe de subsidiarité est d’abord conçu comme un principe d’éthique politique, puisqu’il exprime une vision communautaire de la société : celle-ci n’est pas tant formée d’individus que de communautés diverses dans lesquelles l’individu se situe et qui en permettent l’épanouissement. Cette conception organiciste de la société s’accompagne d’une prééminence accordée à la Communauté la plus humble qui a vocation à recevoir toutes les tâches qu’elle peut accomplir avec ses propres forces. Il y a du small il beautiful dans la subsidiarity ! »
On comprend mieux ce jugement sans ambiguïté prononcé par la « Commission des Episcopats de la Communauté européenne » en novembre 1988 pour promouvoir l’idéal d’une Europe chrétienne dans la Construction européenne en marche « L’avènement de l’individu, sujet indépendant et autonome, a produit une réalité sous-jacente, l’atomisation de la société. La liberté individuelle doit être maintenue. Mais après l’émancipation de l’individu, il faut émanciper la société de l’individualisme. L’Europe doit marcher sur deux pieds : le libéralisme et le communautarisme » (cité par Joachim SALAMERO, Colloque International de la Libre Pensée « Non, Jésus-Christ n’a pas existé ! » page 118)
Plus de 50 ans après, nous ne sommes pas éloigné du corporatisme fasciste du Maréchal qui publiait dans la Revue Universelle le 1er janvier 1941, une conférence intitulée Individualisme et Nation où il se livrait à une critique forcenée de l’individualisme hérité de la Révolution française : « L’épreuve soufferte par le peuple français doit s’inscrire en traits de feu dans son esprit et dans son coeur. Ce qu’il faut qu’il comprenne pour ne jamais l’oublier, c’est que l’individualisme dont il se glorifiait naguère comme d’un privilège, est à l’origine des maux dont il a failli mourir.
Il n’y aurait pas de relèvement possible si les fausses maximes de l’égoïsme politique, social, moral, spirituel devaient rester celles du nouvel Etat Français, de la nouvelle Société Française.
Nous voulons reconstruire, et la préface nécessaire à toute reconstruction, c’est d’éliminer l’individualisme destructeur, destructeur de la « famille » dont il brise ou relâche les liens, destructeur du « travail », à l’encontre duquel il proclame le droit à la paresse, destructeur de la « patrie » dont il ébranle la cohésion quand il n’en dissout pas l’unité.
Dressé systématiquement contre tous les groupes sociaux sur lesquels la personne humaine s’appuie et se prolonge, l’individualisme ne manifeste jamais de vertu créatrice. Il est à remarquer que les époques où l’individualisme règne, sont celles qui produisent le moins d’individualités.
L’individualisme reçoit tout de la société et ne lui rend rien. Il joue vis-à-vis d’elle un rôle de parasite.
Quand elles sont fortes et riches, les sociétés peuvent supporter un certain degré de parasitisme. Lorsque ce degré est dépassé, la société s’effondre et ses parasites avec elle.
La nature ne crée pas la société à partir des individus, elle crée les individus à partir de la société, comme l’a démontré la sociologie moderne.
L’individu, s’il prétend se détacher de la société maternelle et nourricière, se dessèche et meurt sans porter fruit.
Dans une société bien faite, l’individu doit accepter la loi de l’espèce, l’espèce ne doit pas subir les volontés anarchiques des individus, et cela dans l’intérêt des individus eux-mêmes.
La première garantie des droits de l’individu réside dans la société.
Ayez une société solide, et dans laquelle le noyau social primitif, la famille, soit fort : les droits primordiaux de l’individu –religieux, domestiques, scolaires- y trouveront leur rempart. »
Le Maréchal peut ensuite en appeler à « la grande oeuvre de la rénovation française » : « L’esprit nouveau doit être un esprit de communion nationale et sociale (…) seul l’élan collectif donne son sens à la vie individuelle en la rattachant à quelque chose qui la dépasse, qui l’élargit et
qui la magnifie. Pour conquérir la paix et la joie, chaque français doit commencer par s’oublier lui-même. »
Dans son message à la jeunesse de France, le 29 décembre 1940, Pétain dénonçant « l’atmosphère malsaine dans laquelle ont grandi beaucoup de nos aînés (…) qui les a conduits par les chemins fleuris du plaisir [Front populaire] à la pire catastrophe de notre histoire », exhorte les jeunes à renoncer « à la maxime égoïste » et « à l’individualisme (qui) tourne inévitablement à l’anarchie, (laquelle) ne trouve d’autres correctifs que la tyrannie. »
« Comprenez bien, mes jeunes amis –leur dit-il- que cet individualisme dont nous nous vantions comme d’un privilège est à l’origine des maux dont nous avons failli périr. Nous voulons reconstruire, et la préface nécessaire à toute reconstruction, c’est d’éliminer l’individualisme destructeur. »
Le 17 janvier 1941, le correspondant du « New York Times » Monsieur ALLEN interroge le Maréchal sur le rapport entre la « révolution nationale » et la révolution de 1789. PETAIN répond : « Le bel arbre de 1789, replanté en 1848, a donné ses fruits et ces fruits sont tombés. Il s’agit de refaire aujourd’hui un nouveau verger dans un espace restreint. La « révolution nationale » (se fait)(…) contre un ordre périmé (…) C’est là une véritable révolution, voulue, croyez-le bien, par l’ensemble du peuple français. Elle a besoin de liberté mais elle exclut en partie l’individualisme. Elle requiert des qualités de sacrifice, mais elle repousse la démagogie. Elle fait appel à l’esprit de fraternité mais elle l’organise pour se libérer de ses tentations et de ses simulacres. » Puis, interrogé sur le rapport de la France avec les Etats-Unis, il prophétise : « L’organisation du continent européen est la conséquence inéluctable de la guerre en cours. La France entend s’associer à cette organisation continentale, y coopérer loyalement, dans l’espoir de trouver une paix solide et durable en Europe et dans le monde. » Aujourd’hui, on entend le même discours dans la bouche d’autres…
On voit donc que le programme corporatiste et fasciste du régime de Vichy passe par l’établissement du communautarisme contre l’individualisme et son esprit revendicatif.
Ce programme se retrouve dans « les Principes de la Communauté ». Principe V : « L’esprit de revendication retarde les progrès que l’esprit de collaboration réalise. »
« Il s’agit de mettre fin à cet esprit revendicatif qui, passant du social au politique et réciproquement, nous a perdu parce qu’il nous a dissocié et décomposé. Les moeurs et les pratiques, qui sévissaient dans les rapports du capital et du travail, procédaient des moeurs et des stratagèmes du régime des partis qui étaient autant de syndicats politiques. Il s’agit, comme je l’ai déjà dit, d’abandonner la pratique des coalitions dressées les unes contre les autres, par conséquent de réviser ou de supprimer les rouages ou les organes qui y conduisent inéluctablement et de créer, au contraire, des organes propres à engendrer la collaboration. » Allocution prononcée à la séance inaugurale du Comité d’Organisation professionnelle « Les questions sociales » le 4 juin 1941.
Cela va de pair avec l’exaltation de l’esprit de sacrifice et de « don de soi » du Principe XI : « L’Etat demande aux citoyens l’égalité des sacrifices : il leur assure, en retour, l’égalité des chances. » PETAIN commente ainsi les effets de ce principe dans son « Message au peuple français » le 11 octobre 1940 : « Le régime nouveau sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes, mais sur l’idée nécessaire de l’égalité « des chances» donnée à tous les français de prouver leur aptitude à « servir » (…) On ne peut faire disparaître la lutte des classes, fatale à la Nation, qu’en faisant disparaître les causes qui ont formé ces classes et les ont dressées les unes contre les autres. Ainsi renaîtront les élites véritables (…) qui constitueront les cadres nécessaires au développement du bien-être et de la dignité de tous. »
Pour Pétain, « le bien général de la Communauté », assimilé à l’intérêt commun opposé à la « lutte des classes », est bien entendu basé sur la prospérité des entreprises privées c’est-à-dire sur le capitalisme. (Principe XIV)
« L’économie d’un pays n’est saine que dans la mesure où la prospérité des entreprises privées concourt au bien général de la Communauté. »
Dans son « Message aux ouvriers, techniciens et patrons », prononcé à St Etienne le 1er mars 1941, il précise sa pensée : « Les causes de la lutte des classes ne pourront être supprimées que si le prolétaire (…) retrouve dans une communauté de travail les conditions d’une vie digne et libre en même temps que des raisons de vivre et d’espérer. Cette communauté, c’est l’entreprise. Sa transformation peut seule fournir la base de la profession organisée qui est elle-même une communauté de communautés.» Cela annonce la « Charte du Travail » qui interdit, en son article 5, la grève et pose, dans son article 2 cette définition : « La fonction patronale impose le devoir de gérer l’entreprise pour le bien commun de tous ses membres. »
5 – L’anti individualisme, point de jonction du cléricalisme et du capitalisme
Dans ce parcours, nous avons été amené à mettre en relation le personnalisme, la doctrine sociale de l’Eglise, le corporatisme du régime de Vichy et le communautarisme européen lié à l’affirmation, si on suit l’ordre des articles de la Charte des droits fondamentaux, de la « dignité », du « droit à la vie », du « droit à l’intégrité physique et mentale », de « droit à la famille » de la personne humaine dans le respect du principe de subsidiarité.
On a pu démontrer que le point commun à toutes ces idéologies réside dans un anit-individualisme radical dont la source éminemment chrétienne nous amène à déceler une autre convergence plus souterraine mais très puissante et influente le cléricalisme en relation avec le capitalisme ou du moins avec des formes diverses de l’économie capitaliste.
En fait, on pourrait aller jusqu’à dire que cet anti-individualisme idéologique est une forme à peine déguisée du cléricalisme, souvent contre-révolutionnaire.
Cela montre qu’un discours qui s’appuie exclusivement sur l’exaltation de la valeur de la personne contre l’idée progressiste d’individu n’est pas anodin malgré ses airs « bon enfant ».
Dans son livre consacré au principe de subsidiarité, le juriste Jean-Louis CLERGERIE note très justement : « Le principe de subsidiarité s’est surtout développé à partir du XIXème siècle grâce au christianisme social, défendu en 1891 par le Pape LEON XIII dans son encyclique « Rerum Novarum » qui (…) insiste sur le « bien commun » et la solidarité. Mais il est véritablement consacré par le mouvement personnaliste, dont s’inspirera le Pape JEAN XXIII dans sa célèbre encyclique « Pacem in terris » publiée le 11 avril 1963. Le Personnalisme regroupe les différentes « Philosophies de la personne », toutes nées dans la seconde moitié du XIXème siècle. (…) Ses principaux représentants sont Charles RENOUVIER (1815/1903), Max SCHELER (1873/1928) et surtout Emmanuel MOUNIER (1905/1950) fondateur de la revue Esprit. »
Il est à noter que le Cardinal Karol WOJTYLA, le futur Jean-Paul II, comptait, dans les années 1970, parmi les philosophes personnalistes les plus en vue, directement inspiré par la philosophie de Max SCHELER auquel il avait consacré de nombreux travaux. Dans son oeuvre philosophique majeure « Personne et Acte », Karol WOJTYLA a tenté de définir « cette réalité qu’est l’homme-personne vu à travers ses actes » en faisant une synthèse entre la philosophie aristotelo-thomiste (ST THOMAS est le penseur du concept de « subsidiarité ») et la phénoménologie personnaliste de Max SCHELER. Il développe une théorie de la participation qui repose sur une critique conjointe de l’individualisme et du totalitarisme ; il écrit (pages 313/314) « L’individualisme et le totalitarisme ont la même racine. Leur racine commune est la conception de l’homme comme individu (…) privé de la propriété de participation (…) La participation (est) cette
propriété de la personne grâce à laquelle elle peut exister et agir « en commun avec d’autres », en s’accomplissant par là même (…) Grâce à cette propriété, la personne et la communauté adhérent l’une à l’autre et ne sont pas mutuellement étrangères ni contraires.»
Ainsi, la philosophie de la personne est, pour Karol WOJTYLA, une « théorie de la participation » fondée sur un communautarisme personnaliste qui articule le principe de subsidiarité et le principe de « démocratie participative » (qui n’a rien de démocratique mais qui serait plutôt hiérarchique). Pour Karol WOJTYLA, « le totalitarisme (…) est un individualisme à rebours. » (Page 312)
Un colloque international qui a eu lieu récemment à Strasbourg les 10 et 11 mars 2005 a démontré que la philosophie personnaliste était bel et bien la source d’inspiration des concepteurs du projet européen depuis les origines de la Construction européenne, un projet à la fois fédéraliste, communautariste et personnaliste. L’ancien Président de la Commission européenne Jacques DELORS se réclame ouvertement de cette philosophie anti-individualiste et accorde une importance centrale au principe de subsidiarité.
« Qu’il me soit permis, pour mieux en faire comprendre la portée, de rappeler que la subsidiarité procède d’une exigence morale, qui fait du respect de la dignité et de la responsabilité des personnes qui la composent la finalité de toute société. (…) La subsidiarité, parce qu’elle suppose l’organisation de la société en groupes et non son atomisation en individus, repose sur une relation (…) dialectique : la priorité d’action à l’unité la plus restreinte joue dans la mesure (…) où elle peut agir séparément mieux qu’une grande unité, pour la réalisation des buts poursuivis. » Le nouveau concert européen (cité par J-Louis CLERGERIE).
En plaçant les droits fondamentaux de la personne humaine au sommet de l’édifice européen (art I-9) et en faisant des principes de subsidiarité (I-11) et de la démocratie participative (I-47) les principes fondamentaux de la Constitution européenne, la Constitution européenne ne jette-t-elle pas les bases d’une Europe personnaliste qui concilie l’économie de marché capitaliste et la doctrine sociale de l’Eglise, sorte de synthèse entre le libéralisme et le communautarisme c’est-à-dire une forme moderne et réactualisée de l’ancien corporatisme clérical ? On pourrait comprendre en ce sens l’énigmatique formule de l’article I-3 §3 « L’Union oeuvre pour le développement durable de l’Europe fondée sur (…) une économie sociale de marché hautement compétitive qui tend (…) au progrès social. »
On trouve en effet sous la plume féconde de PETAIN de quoi éclairer cette formule :
Principe IV de la Communauté : « Les citoyens doivent travailler à rendre la société meilleure. Ils ne doivent pas s’indigner qu’elle soit encore imparfaite. »
Message du Commentry, 1er mai 1941 : « L’ordre social nouveau, tenant compte de la réalité économique et de la réalité humaine, permettra à tous de donner leur effort maximum dans la dignité, la sécurité et la justice. Patrons, techniciens et ouvriers (…) formeront des équipes étroitement unies qui joueront ensemble, pour la gagner ensemble, la même partie. »
Revue des 2 Mondes, 15 août 1940 : « Politique sociale de l’Education : L’individualisme n’a rien de commun avec le respect de la personne humaine sous les apparences duquel il a essayé parfois de se camoufler. »
Conclusion
Phrases de BLUM citées par Jorge SEMPRUN dans le Nouvel Observateur n° 2108 du 6 avril 2005 (page 40) :
« Le socialisme international (…) non seulement admet, mais il préconise, il souhaite des limitations de souveraineté.»
« L’individu est libre dans la mesure de ses droits fondamentaux que la loi elle-même ne doit pas transgresser. Mais il ne dispose pas d’un libre arbitre sans limite et sans appel. »
« Dans une société civilisée, l’individu est libre mais non souverain. »
Bibliograhie Christian EYSCHEN « La libre Pensée contre l’Eglise » éditions de la Libre Pensée
Denis PARIGAUX « Etat corporatiste et corporatisme politique » éditions de la Libre Pensée
Joachim SALAMERO « Le principe de subsidiarité » in « Colloque international de la Libre Pensée à Avignon »
Emile DURKHEIM « L’individualisme et les intellectuels » édition Mille et une nuits n°376
J-Louis CLERGERIE « Le principe de subsidiarité » éditions Ellipses
Jean6Paul SARTRE « L’Existentialisme est un humanisme » Ed. Folio/Poche
Emmanuel MOUNIER « oeuvres, tome I » (1931/1939) éditions du Seuil
E. MOUNIER « Qu’est-ce que le personnalisme ? », revue Esprit décembre 1934 (pages 357-367)
Karol WOJTYLA « Personnes et Actes » éditions Le Centurion
PETAIN « Paroles aux français » (1934/1941) éd. Lardanchet (Lyon, 1941)
PETAIN « La France nouvelle » (1940/1941) éd. Fasquelle (Paris 1941)
C.E.R.A.S « Le discours social de l’Eglise catholique » éd. Le Centurion (1985)
Jean-Paul II « Catéchisme de l’Eglise catholique » éd. Pocket n°3315
Conseil de l’Europe « Droits de l’homme en droit international » éd. Du C.E. (2ème édition)
Document Internet de l’Union Européenne « Note du Présidium – Convention n°49 » 19 octobre 2000
Idem « Sources des droits énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne »
Communauté Européenne : « Traité établissant une Constitution pour l’Europe » éd. De la Documentation Française _________________ Du BREVET AU BAC
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Sujet: Individu et communauté: Un insurmontable antagonisme? Lun Juin 07, 2010 5:04 pm |
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Individu et communauté : Un insurmontable antagonisme ?
Introduction : L’irréconciliable opposition entre l’individu et la communauté.
Individu
Individualité
Individualisme
Sommes-nous individualistes?
La conférence de Pierre Hidalgo, professeur de philosophie au lycée Stendhal de Grenoble, s'intitulait:
Individu et communauté: Un insurmontable antagonisme?
Chers amis,
C’est avec un très grand plaisir que je me retrouve cette année encore devant vous. Je me souviens de l’accueil chaleureux que vous m’avez réservé l’année dernière, quand j’étais intervenu sur le thème de « l’égalité et de la différence » dans le régime démocratique. Ce que j’ai ressenti tout au long de mon exposé, c’est l’intérêt marqué que mes propos suscitaient auprès du public qui était présent, qui s’est traduit ensuite par un dialogue fécond. J’espère qu’il en sera de même cette année. Je remercie Michel Richard de m’avoir demandé d’intervenir à nouveau.
Cette année, le thème proposé est « l’individu et l’individualisme », alors j’ai pensé que je pouvais orienter mon exposé sur les tensions qui existent depuis toujours entre deux aspects contradictoires de la condition humaine (je préfère très largement le terme de condition à celui de « nature », qui est plein d’ambigüités), à savoir, d’un côté, « un penchant à s’associer », comme le dit Kant, dans la quatrième proposition de l’idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, et d’un autre, une irréductible inclinaison à l’individualisme, qui poussent les hommes à tout vouloir diriger dans leur sens et à ne supporter que de mauvaise grâce les contraintes liées à la vie en société. Pourtant, chacun d’entre nous ne deviens ce qu’il est que dans un contexte communautaire. La communauté est toujours première, au sens où elle nous préexiste et nous communique ses valeurs, à travers, en particulier, l’apprentissage du langage. De ce point vue, nous pouvons dire que la conscience est un « cadeau des autres », puisque sans eux et sans l’horizon culturel dans lequel nous baignons, qui nous donne des outils pour saisir notre individualité, nous serions incapables d’accéder à notre humanité.
Mais si l’individu doit son épanouissement personnel à la communauté, il est manifeste également qu’il n’en reste pas prisonnier. Très rapidement, il a le sentiment d’étouffer dans les limites étroites que lui impose le cadre communautaire et cherche à s’en détacher, afin d’affirmer son individualité. Le sentiment d’appartenance à une communauté, se double du sentiment de l’unicité propre à l’individu qui le conduit à vouloir se distinguer des autres. Ainsi nous oscillons sans cesse entre des sentiments contradictoires qui nous poussent d’un côté vers les autres, dans lesquels nous nous reconnaissons et dont nous savons pertinemment que nous ne pouvons pas nous passer et une furieuse envie de nous distinguer d’eux, de ne pas leur ressembler, comme souvent l’adolescent en prend la résolution vis-à-vis de ses parents, alors même qu’il leur doit tout. Cette « insociable sociabilité » de l’homme, semble semple indépassable, au point, d’ailleurs, que chaque fois que l’on envisage le triomphe de l’un, on doit aussitôt envisager la défaite de l’autre. Quand
2
c’est la communauté qui domine, elle a comme corrélat l’extinction, ou à tout le moins la mise entre parenthèses de l’individu. Ce dernier est comme « mis entre parenthèses » au profit d’une orientation communautaire, qui va réussir à faire passer l’intérêt général devant l’intérêt privé. Cette perspective culmine dans le cadre de la communauté politique, qui, à l’inverse d’autres communautés que nous pourrions qualifier d’infra-politiques, a déjà dépassé le cadre de la simple survie biologique, pour atteindre l’autarcie complète et par là envisager le « bien-vivre » et non pas seulement le « vivre ». De fait, l’autarcie est la condition du bonheur, fin ultime poursuivie par tout homme. Or ce bonheur ne peut être atteint dans une vie solitaire, l’individu ne peut, en ne comptant que sur lui-même y parvenir. Il a besoin des autres hommes et il ne peut s’accomplir que dans le cadre d’une communauté. C’est la raison pour laquelle Aristote affirme, dans le livre I de La politique que « l’homme est un animal politique »1, ou plus exactement un vivant de cité, qui traduit plus précisément la formule grecque « zoon politicon ». Sa fin se réalise dans la cité et la communauté politique se donne comme tâche l’accomplissement de chaque homme dans la vie heureuse en commun.
Mais cette orientation pourrait bien être utopique, parce que, tout simplement, chacun ne se représente le bonheur auquel il voudrait accéder, que comme la réalisation des ambitions personnelles, du souci de soi, dans un contexte où le collectif devient une toile de fond et ne constitue jamais l’horizon de notre action. Alors, des relations qui se fondent sur l’amitié et le choix réfléchi de vivre ensemble, comme le pensait Aristote, paraissent bien éloignées de la réalité. D’ailleurs, le régime démocratique, auquel on prête toutes sortes de vertus, par le fait qu’il institue l’égalité des droits et valorise la participation de tous au destin commun, dans un contexte de citoyenneté, pourrait bien séparer les hommes au lieu de les rassembler. Car au fond, ce qui va émerger, c’est plus la figure d’un individu, préoccupé par son bien-être, qu’un citoyen n’ayant comme souci que l’intérêt général. Ceci va conduire à une déliaison des hommes et à une atomisation du social et préfigure la société post-moderne dans laquelle nous vivons, où l’individualisme triomphe partout, et où, chacun d’entre nous devient « un individu pur, ne devant rien à la société, mais exigeant tout d’elle », comme le soutient Marcel Gauchet dans la condition historique.
Je vous propose donc dans cet exposé un parcours qui part d’un état des lieux du monde dans lequel nous vivons, où l’individu règne sans partage dans une quasi-indifférence vis-à-vis de la vie sociale, et où le collectif est prié de se mettre à son service. Ensuite nous essaierons de comprendre les raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés là. Nous serons conduits à remonter jusqu’aux sources de cet individualisme contemporain, dans la pensée démocratico-libérale, qui à partir du 17ème siècle, va jeter les bases du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui. Enfin, nous essaierons d’esquisser, sans prétention aucune, quelques pistes qui pourraient
1 Aristote, Politique, livre I.
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nous faire entrevoir une possible réconciliation de l’individu et de la communauté, sans que l’un soit sacrifié au profit de l’autre.
I – « L’ère du vide » ou le triomphe de l’individualisme contemporain
Que notre monde ait finit par basculer dans un hyper individualisme, à l’âge de la consommation de masse, cela ne fait aucun doute. La société contemporaine semble avoir accompli à marche forcée, une deuxième révolution individualiste après celle qui s’est opérée au 18ème siècle avec l’avènement de l’homme démocratique, semblant faire écho à la prophétie tocquevilienne : « la démocratie ramène chaque homme sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre coeur. »2
Ce qui se produit sous nos yeux, à une vitesse prodigieuse, nous pourrions le nommer « procès de personnalisation », concept que nous empruntons à Gilles Lipovetsky, dans l’ère du vide, texte qu’il a précisément consacré à l’étude de l’individualisme contemporain :
Négativement, le procès de personnalisation renvoie à la fracture de la socialisation disciplinaire ; positivement, il correspond à l’agencement d’une société flexible fondée sur l’information et la stimulation des besoins, le sexe et la prise en compte des « facteurs humains », le culte du naturel, de la cordialité et de l’humour. Ainsi opère le procès de personnalisation, nouvelle façon pour la société de s’organiser et de s’orienter, nouvelle façon de gérer les comportements, non plus par la tyrannie des détails mais avec le moins de contrainte et le plus de choix privés possible, avec le moins d’austérité et le plus de désir possible, avec le moins de coercition et le plus de compréhension possible. […] Nouvelles procédures inséparables de nouvelles finalités et légitimités sociales : valeurs hédonistes, respect des différences, culte de la libération personnelle, de la décontraction, de l’humour et de la sincérité, psychologisme, expression libre, qu’est-ce à dire sinon qu’une nouvelle signification de l’autonomie s’est mise en place laissant loin derrière elle l’idéal que se fixait l’âge démocratique autoritaire. Jusqu’à une date au fond récente, la logique de la vie politique, productive, morale, scolaire, asilaire consistait à immerger l’individu dans des règles uniformes, à extraire autant que possible les formes de préférences et d’expressions singulières, à noyer les particularités idiosyncrasiques dans une loi homogène et universelle, que ce soit la « volonté générale », les conventions sociales, l’impératif moral, les règlements fixes et standardisés, la soumission et l’abnégation exigées par le parti révolutionnaire : tout s’est passé comme si les valeurs individualistes n’avaient pu naître qu’aussitôt encadrées par des systèmes d’organisation et de sens s’attachant à en conjurer implacablement l’indétermination constitutive. C’est cet imaginaire rigoriste de la liberté qui disparaît, cédant la place à de nouvelles valeurs visant à permettre le libre
2 A. de Tocqueville, de la démocratie en Amérique, II, 2,2.
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déploiement de la personnalité intime, à légitimer la jouissance, à reconnaître les demandes singulières, à moduler les institutions sur les aspirations des individus.3
Ici on est à un tournant, car une mutation des valeurs individidualistes s’est opérée. Si on est au départ bien dans la logique libérale qui met en avant l’individu libre et les droits qui lui sont rattachés, mais d’abord au plan politique, économique et sur le plan du savoir, il est clair qu’aujourd’hui la liberté investit le terrain des moeurs et de la vie quotidienne. On pourrait dire que plus aucun secteur n’échappe à cette vague de fond, et cela dure déjà depuis quelques décennies. Le livre de Gilles Lipovetsky a été publié dans les années 80, mais il garde encore toute son actualité. « Vivre libre et sans contraintes » : tel pourrait être la valeur ultime des sociétés post-modernes. Post-moderne au sens où nous avons épuisé tous les possibles, que les idéaux révolutionnaires se sont effondrés, que plus rien ne fait scandale et que nous n’attendons plus rien de l’avenir. Cela conduit à des revendications de plus en plus marquées d’autonomie dans tous les secteurs de la société et à une volonté de mettre fin à une hiérarchie de plus en plus pesante et mal vécue. On en veut pout preuve, par exemple, l’incroyable chute de prestige de l’enseignant, du professeur, de l’instituteur, autrefois respecté pour le fait qu’il était le dépositaire d’un savoir qu’il avait comme mission sacrée de transmettre au jeunes générations qui buvaient ses paroles dans un silence respectueux, quasi religieux. Aujourd’hui le maître et tombé de son piédestal et son discours est ravalé au plan d’une simple opinion, comparable à toutes celles qui circulent dans les médias, qui le plus souvent devient inaudible, par la baisse de concentration des élèves et par le manque d’intérêt qu’elle suscite, dans une apathie généralisée. Tout est mis sur le même plan, l’indifférenciation s’est généralisée, ce qui fait que l’on ose plus critiquer, on ne veut plus entendre qu’il convient d’établir des hiérarchies entre les livres, les discours, les idées. J’ai pu constater tout à fait récemment, parlant de littérature, à quel point les élèves sont réticents à l’idée d’admettre qu’il y a des bons et des mauvais livres. Pour eux tout se vaut, rien ne peut se donner comme meilleur qu’autre chose. De fait, les enseignants sont eux-mêmes « repris » par les élèves, car il n’y a aucune raison qu’ils aient raison et eux tort.
On pourrait objecter à cette analyse que l’époque contemporaine a produit des sursauts révolutionnaires qui ont eu comme conséquence la formation de nouvelles solidarités, l’émergence d’un nouveau lien social. Mais paradoxalement on pourrait voir dans 68 non pas comme une forme de contestation qui aurait eu comme conséquence l’émergence d’une nouvelle société, plus juste et respectueuse des citoyens, mais, au-delà de l’effervescence joyeuse, de la décontraction apparente, une montée vers l’extrême individualisme, vers l’indifférenciation généralisée, d’ailleurs très rapidement récupérée et d’ailleurs encouragée par le pouvoir en place. Il n’y qu’à voir comment le président Giscard d’Estaing a habilement privé de voix l’opposition progressiste en légalisant l’interruption volontaire de grossesse par la fameuse loi Weil du 17 janvier 1975. Depuis les femmes peuvent en effet librement disposer de leur corps, encore un obstacle levé dans la conquête des libertés individuelles qui
3 Gilles Lipovetsky, l’ère du vide, p. 11.
s’ajoute à la généralisation de la pilule dans les années 60. Cela va tout à fait dans le sens du slogan de 68 qui dit qu’il faut jouir sans entraves.
Mais le tsunami individualiste va encore plus loin dans la mesure où toutes les structures collectives se trouvent peu à peu vidées de leur signification, baisse massive de la syndicalisation, chute des vocations religieuses, disparition de la valeur travail, auquel se substituent la frénésie des loisirs, etc. Mais surtout, une nouvelle figure apparait dans la montée aux extrêmes de l’individu post-moderne, celle de Narcisse. En effet, s’il y a un désinvestissement de la sphère publique, la sphère privée, elle, est au centre de toutes les préoccupations, et fait écho à la désaffection du politique. Désormais, on se centre sur le moi, l’égo, non pas tant comme l’architecte de la volonté, mais comme source de plaisir, comme tout ce qui est susceptible de provoquer une jouissance. Vertige de la glisse, snowboard, rollers, skate, exposition se soi grâce à tout ce que ce les moyens modernes de communication permettent. Particulièrement la tendance actuelle qui consiste, par le biais d'internet à créer un blog pour se raconter inlassablement, ou n'avoir d'autre but qu'une certaine popularité liée non pas à la qualité du contenu du blog, mais au nombre de commentaires laissés par les internautes, qui ne sont rien d'autre que des plébiscites, provocant une satisfaction béate et un peu creuse, liée à sa propre appréciation par d'autres. En réalité tout cela ne fait que renvoyer à sa propre solitude, irrémédiable contrecoup du narcissisme et à l'incapacité de l'homme moderne à rencontrer l'autre sur un mode authentique et un effort de communication partagé. Il n'y a plus de dialogue, celui-là même dont Merleau-Ponty disait, dans la phénoménologie de la perception, qu'il était un véritable être à deux, capable de m'arracher des pensées dont je n'avais même pas idée avant que le dialogue ne débute.
Le roman actuel préfigure bien à cet égard, l'enfermement sur lui-même de l'homme contemporain, solipsisme irrémédiable qui nous conduit à contempler inlassablement notre propre image dans le miroir, une image vide de tout contenu qui ne fait que nous renvoyer une identité éclatée, presque schizophrénique. Le procès de personnalisation conduit à vider le moi de son contenu, à le perdre dans des détours multiples. Ce qui à terme à une indifférence vis à vis de soi-même. Dans son roman, la femme gauchère, Peter Handke raconte l'histoire d'une femme qui, sans raison, sans but, demande à son mari de la laisser seule avec son fils de 8 ans. Ceci ne peut être interprété comme une volonté affirmée de la femme de conquérir son indépendance en s'arrachant à la domination masculine, mais bien le résultat de l'irrémédiable séparation des consciences et du solipsisme propre à l'individu contemporain. La solitude est ici devenue un fait, une banalité, de même indice que les gestes quotidiens. Cela fait également écho à l'enfermement des personnages du peintre américain Edward Hopper, qui dans des paysages urbains sans âme, sont écrasés par le poids de leur solitude, avec un regard qui glisse à la surface des choses et qui indique qu'ils n'attendent plus rien, ni des autres (et pour cause...), ni d'eux-mêmes. Vivre serait ici prolonger indéfiniment le même présent triste, sans passé et sans avenir. Tel est le constat que nous pouvons faire de l'irrémédiable progression de l'individualisme contemporain, qui dévore tout sur son passage, les choses et les
êtres, sans rien laisser en dehors de lui-même. Mais comment en sommes-nous arrivé là? Qu'est-ce qui a bien pu faire que le lien communautaire s'est complètement dissout pour engendrer « l’ère du vide »?
II. Les sources de l'individualisme: libéralisme et démocratie
On pourrait objecter à cette revue de l'individualisme contemporain, qu'aujourd'hui on assiste à l'émergence de nouvelles formes de communauté, qui s'incarnent dans les formes radicales que sont les communautarismes. D'ailleurs, l'analogie entre individualisme et communautarisme est frappante, et pourrait constituer une sorte de parallèle des plus intéressants. Le communautarisme pourrait être défini comme le repli sur soi d'un groupe d'hommes qui revendique une identité qui peut relever du domaine ethnique, religieux ou même sexuel.
On peut citer, par exemple, l'outing, qui consiste à révéler publiquement l'homosexualité de quelqu'un contre son gré, pour mettre fin à un double jeu dont il pourrait s'être rendu coupable et le ramener clairement dans sa « communauté ». Ce qui est frappant, c'est que le communautarisme, s'inscrit toujours contre la citoyenneté républicaine. La laïcité a pu faire par exemple l'objet, ces derniers temps, d'un certain nombre d'attaques communautaristes, avec l'affaire des foulards islamistes à l'école.
Mais il se pourrait bien que le communautarisme ne soit qu'un effet de l'individualisme, car comme l'a très bien montré Tocqueville, dans l'individualisme, il y a du communautaire, mais celui-ci ne précède pas l'individu, elle est construite par les individus eux-mêmes, à partir d'un critère autour duquel ils vont se retrouver. Comme le dit Marcel Gauchet dans La religion dans la démocratie, « les appartenances identitaires sont un instrument de dissociation par rapport à la société globale, le moyen de se créer une sphère où l'appartenance sociale est vécue de manière intensément personnelle, à l'intérieur de la sphère plus vaste de l'appartenance obligatoire. »
En fait, a bien des égards, l'analyse que fait Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, nous permet déjà de saisir les raisons pour lesquelles nous en sommes là aujourd'hui. Tout d'abord, il prend soin de distinguer l'individualisme de l'égoïsme, pour montrer que l'origine de l'individualisme est dans le citoyen et non dans l'homme. C'est son origine démocratique qui nous interpelle.
L’égoïsme « est un amour passionné et exagéré de soi-même qui porte l'homme à ne rien rapporter qu'à lui seul et à se préférer à tout ». « L'individualisme, est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s'isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l'écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s'être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société elle-même. [...] L'égoïsme est un vice aussi ancien que le monde. Il n'appartient guère plus à une forme de société qu'à une autre. L'individualisme est
d'origine démocratique, et il menace de se développer à mesure que les conditions s'égalisent. »4
Donc on voit que l'individualisme s'incarne avant tout dans une pratique sociale, sur fond de démocratie. Un tel scénario n'aurait pas pu apparaître dans un autre contexte politique. En effet, on le sait, je l'avais évoqué dans mon exposé de l'année dernière, la démocratie peut avant tout être définie comme l'égalité des conditions et des droits, qui va produire un effet inattendu: l'individu poussé par la passion du bien-être privé va l'emporter sur le citoyen, préoccupé par l'intérêt général, qui va avoir comme conséquence d'émietter le social et de promouvoir l'individu au détriment de la communauté. Un glissement s’opère de la démocratie comme exercice politique, à l’individualisme comme idéologie centrée non sur l’organisation de la société mais sur l’individu et ses intérêts. De ce point de vue la liberté qu’acquiert l’individu va se muer en solitude, brisant par là les formes de solidarité et de communauté qui existaient sous l’ancien régime, avec une organisation où les classes sociales étaient dépendantes les unes des autres parce que strictement hiérarchisées. Avec l’égalisation des conditions tout cela disparait, il n’y a plus de relations hiérarchiques et le corps politique est atomisé. Chacun, jouissant d’une autonomie absolue ne dépend plus des autres et ne cherche plus à se positionner par rapport à eux. Même, précise Tocqueville, les liens familiaux sont rompus puisque « non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains »5.
Mais comment l’égalisation des conditions a-t-elle engendré l’individualisme ? La réponse ne fait pas de doute. Il y est parvenu parce qu’il a acquis suffisamment d’indépendance pour ne plus dépendre que de lui-même, ce qui était exclu sous l’ancien régime par le fait, qu’économiquement, les hommes dépendaient les uns des autres et souvent de la classe sociale supérieure. Mais le développement de l’économie de marché à partir du 17ème siècle, surtout en Angleterre, et ensuite dans toute l’Europe, a produit un changement profond des rapports de l’homme à la nature, aux autres et à lui-même. Le travail, comme le montre très bien John Locke, principal théoricien du libéralisme économique, est le fondement naturel de la propriété : je m’approprie par le travail ce qui était encore commun, indifférencié. Donc, en quelque sorte, le travail m’appartient, mais s’il m’appartient, c’est que je m’appartiens moi-même. L’homme est donc le « propriétaire de sa propre personne »6.
Donc si nul n’a le droit de me déposséder du fruit de mon travail, c’est que j’ai atteint une certaine auto-suffisance et, à partir de là l’individualisme peut émerger. Nul ne dépend plus de la grande communauté et se suffit à lui-même. C’est pourquoi, chaque individu, se saisissant d’abord comme particulier cesse de se fondre dans le tout communautaire. D’une manière générale, la pensée libérale, par la place qu’elle
4 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, II, II.
5 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, II, II.
6 John Locke, traité du gouvernement civil, chap. V, §28.
accorde à la liberté individuelle, est à la source de l’individualisme contemporain. La reconnaissance des droits de l’individu, la possibilité qui lui est accordée de défendre ses intérêts et sa propriété. Liberté et propriété étant pensés d’une manière coextensive. Chez Locke la société civile nait afin de remédier aux inconvénients de l’état de nature et de préserver les intérêts civils, notamment la propriété. Ces intérêts civils excluent le soin des âmes, et la tolérance religieuse apparaît comme le signe de la sécularisation de la politique, l'ébauche d'un espace « privé » et individuel.
Voilà quelques éléments qui permettent de comprendre l’émergence de l’individualisme dans la pensée politique et les mutations sociales et économiques qui apparaissent au 17ème siècle. Il convient maintenant, pour terminer, d’esquisser une possible réconciliation de l’individu et de la communauté, si tant est que la chose soit possible, dans la mesure où c’est le premier qui, dépassant toute mesure, comme nous l’avons vu semble l’emporter aujourd’hui. Or il est tout à fait clair, que nous avons également besoin de solidarité, de lien social et d’amitié, de partager un même sentiment d’appartenance, de nous regrouper autour d’un certain nombre de valeurs essentielles, tout simplement pour ne pas crever de solitude. D’ailleurs, il est loin d’être sûr que le monde dans lequel nous vivons est celui dans lequel nous souhaiterions vivre. La crise que nous traversons actuellement est révélatrice de ce désir de nous extraire enfin de ce monde que nous avons bâti et qui ne semble pas être tout à fait à notre mesure.
III. L’individu ne saurait renoncer au lien social et à la communication
Cette intuition du fait que les liens communautaires sont constitutifs de notre humanité, peut être observée par l’ethnologue, qui étudie des peuples qui vivent à mille lieues des comportements individualistes que nous avons précédemment décrits et qui caractérisent la société occidentale. Ainsi, Claude Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques, décrit le comportement communautaire des nambikwara, tribu d’indiens très pauvres qui peuplent les forêts du Mato-Grosso, au Brésil.
Dans la savane obscure, les feux de campement brillent. Autour du foyer, seule protection devant le froid qui descend, derrière le frêle paravent de palmes et de branchages hâtivement planté dans le sol du côté d’où on redoute le vent ou la pluie ; auprès des hottes emplies des pauvres objets qui constituent toute une richesse terrestre ; couchés à même la terre qui s’étend alentour, hantée par d’autres bandes également hostiles et craintives, les époux, étroitement enlacés, se perçoivent comme étant l’un pour l’autre le soutien, le réconfort, l’unique secours contre les difficultés quotidiennes et la mélancolie rêveuse qui, de temps à autre, envahit l’âme nambikwara. Le visiteur qui, pour la première fois, campe dans la brousse avec les Indiens, se sent pris d’angoisse et de pitié devant le spectacle de cette humanité si totalement démunie ; écrasée, semble-t-il, contre le sol d’une terre hostile par quelque implacable cataclysme ; nue, grelottante auprès des feux vacillants. Il circule à tâtons parmi les broussailles, évitant de heurter une main, un torse, dont on devine les chauds reflets à la lueur des feux. Mais cette misère est animée de chuchotements et de rires. Les couples s’étreignent comme dans la nostalgie d’une
unité perdue ; les caresses ne s’interrompent pas au passage de l’étranger. On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance, une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque chose comme l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine.7
Cette description est bien entendu empreinte de nostalgie, et Lévi-Strauss pense sans doute que nous avons perdu ce lien primordial dans lequel se révèle toute la force de notre humanité. Mais nous pourrions également l’interpréter comme quelque chose que nous pouvons reconquérir, qui n’a jamais disparu mais simplement été mis en veille ou occulté par les travers les plus manifestes de l’individualisme contemporain. De toute façon, nous pouvons interpréter l’idée de communauté comme non pas simplement comme le fait qu’un grand nombre d’hommes poursuivent des buts communs, mais plutôt « qu’ils conçoivent leur identité – c'est-à-dire le sujet et non pas seulement l’objet de leurs sentiments et de leurs aspirations — comme étant définie dans une certaine mesure par la communauté dont ils sont membres. »8 Donc il y a dans le concept de communauté, toujours plus que simplement ce qui est commun aux membres d’une même société, il y a aussi ce que nous sommes en tant qu’hommes. Il ne s’agit pas poursuit Michaël Sandel, « d’un rapport que nous choisissons (comme dans uns association volontaire), mais d’un attachement que nous découvrons, non pas seulement un attribut, mais un élément constitutif de notre identité. »9 C’est sans doute cela qu’a perçu Lévi-Strauss chez les nambikwara, une profonde humanité qui stimule la notre, et qui fait que nous nous sentons d’un seul coup très proches de ces indiens du Mato-Grosso, par delà l’abîme culturel qui nous sépare.
Donc si l’individu moderne issu de l’homme démocratique s’est trouvé coupé de ses semblables et condamné au solipsisme, c’est qu’il a perdu contact avec la part d’humanité qui est en lui et qui pourtant parfois se révèle, intacte, quand deux consciences parviennent à communiquer. Car la communication n’est pas, comme le montre Merleau-Ponty, l’exception, mais la règle. En somme, l’homme est fait pour communiquer, le milieu qui est le sien est celui de l’intersubjectivité, qui construit un monde commun à tous les hommes. Même quand, comme cela arrive parfois, nous subissons le regard d’un inconnu, ce regard ne nous gène que « parce qu’il prend la place d’une communication possible. Le regard d'un chien sur moi ne me gêne guère. »10 Si cet inconnu ne dit pas un seul mot, « je peux croire qu'il vit dans un autre monde où mes actions et mes pensées ne sont pas dignes de figurer. Mais qu'il dise un mot, ou seulement qu'il ait un geste d'impatience, et déjà il cesse de me transcender : c'est donc là sa voix ce sont là ses pensées, voilà donc le domaine que je croyais inaccessible. »11 Quand chaque homme reste replié sur lui-même, et qu'il refuse de s'ouvrir à autrui, ceci a comme conséquence d'entretenir artificiellement une sorte de mystère ou de supériorité supposée qui n'est en fait qu'une illusion. Il suffit d'un mot ou d'un geste pour que chacun réintègre le monde de l'intersubjectivité et se retrouve ainsi dans son élément naturel. Chaque homme partage des conditions communes d'existence avec ses semblables et se constitue à travers cet être en commun.
7 Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955), Éd. Plon, 1993, pp. 335-336.
8 Michaël Sandel, le libéralisme et les limites de la justice, Seuil, 1982, P. 220.
10 Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, autrui et le monde humain, page 414.
Mieux encore, c’est dans l’expérience du dialogue que l’individu, qui n’a en réalité jamais cessé d’être sujet, retrouve le lien communautaire fondamental. En effet, « Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de mon interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, […] nous sommes l’un pour l’autre collaborateur dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. »12 On voit que cette expérience contredit l’idée d’un individu replié sur lui-même et condamné à une solitude irrémédiable, ici il y a un être à deux, c'est-à-dire un échange qui grandit chacun des deux interlocuteurs, sans pourtant qu’il y ait fusion. Chacun reste lui-même dans le territoire ou plutôt le tissu commun qui s’élabore, et dont les fils sont tissés à part égale. Il y a à la fois identité et différence. Nous pouvons dire que le lien communautaire, qui n’est rien d’autre que le monde commun que nous avons élaboré (mais qui, en réalité, nous tendait les bras), mais il ne conduit pas à une confusion de nos identités, ni non plus à un repli individualiste, mais à une individualisation que nous comprenons ici comme l’affirmation d’une autonomie, qui se nourrit de l’échange avec les autres.
« Dans le dialogue présent, poursuit Merleau-Ponty, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. »13 Je retiens le « libéré de moi-même », car il est très paradoxal, dans la mesure où autrui est habituellement considéré comme obstacle à ma liberté et non condition de ma libération. De quoi autrui me délivre-t-il dans le dialogue ? Eh bien précisément de mon narcissisme, de mon égotisme, bref de tout ce à quoi me conduit l’individualisme contemporain, et même de l’opinion infondée, vers laquelle il me pousse habituellement.
Débarrassé de mon égo, je suis enfin moi-même avec l’autre, au point que j’en viens à anticiper ses pensées alors même que c’est lui qui pense, et inversement. Par l’échange, je progresse, je me surprends moi-même, en formulant des pensées dont jamais je ne me serais cru capable.
Conclusion
Nous pouvons conclure en affirmant que l’opposition entre l’individu et la communauté est finalement très artificielle. L’individualisme fait certes des ravages, mais l’espoir n’est pas perdu, dans la mesure où il ne tient qu’à nous de reconquérir notre individualité, dans un contexte communautaire qui n’est rien d’autre que le fond de notre humanité. « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » Térence (poète latin).
Je vous remercie de votre attention.
12 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, autrui et le monde humain, p. 407.
13 Idem.
Bibliographie
Aristote, Politique, livre I.
Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, en particulier la quatrième proposition.
Gilles Lipovetsky, l’ère du vide, essais sur l’individualisme contemporain, Folio essais.
Peter Handke, la femme gauchère.
Edward Hopper, oeuvres picturales.
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, II, 2, 2.
John Locke, Traité du gouvernement civil, en particulier chap. V.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, II, 4, « autrui et le monde humain. »
Extrait et présentation de la conférence
L’individu et le pouvoir
Le concept de « bio-pouvoir » dans l’oeuvre de Michel Foucault
conférence sur l'individu et le pouvoir chez Foucault, 2009
Introduction
Quand, comment et pourquoi le terme d’individu a-t-il fait son apparition dans le champ de la philosophie politique, dans le discours politique, dans la réflexion politique ? Que le pouvoir politique ait à gérer des hommes, s’applique sur des hommes, cela peut aller de soi. Mais qu’il porte sur des individus, cela est plus étrange. On peut imaginer que le pouvoir s’applique à des citoyens, des sujets, à un peuple, à une nation. Mais dire qu’il s’applique à des individus entraîne d’autres présupposés et d’autres conséquences. Ce sont ces présupposés et ces conséquences que nous aimerions examiner.
L’examen de ces points nous conduira à proposer la thèse suivante : la notion d’individu a pu servir un moment à défendre une certaine conception de la liberté. Elle a fonctionné comme un instrument de libération. Mais peu à peu, elle en vient à devenir un obstacle à cette même libération. Elle est maintenant ce par quoi une certaine forme du pouvoir politique s’exerce sur nous et rend les hommes obéissants. Un renversement s’est opéré. C’est la généalogie de ce renversement que nous aimerions faire.
Petit indice problématique : les grands textes qui énoncent les droits de l’homme ne parlent pas tous de l’individu. On peut même voir que cette notion se développe peu à peu et prend de plus en plus d’importance. Ainsi, dans la déclaration d’indépendance des Etats Unis d’Amérique du 4 juillet 1776, le mot individu n’apparaît tout simplement pas. Dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, le mot n’apparaît qu’une fois, à l’article 3 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793, il n’apparaît qu’une fois, à l’article 27 : « Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres. » Le moins que l’on puisse dire est que dans ces occurrences, le terme d’individu n’inspire guère confiance. En revanche, dans la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, le terme d’individu apparaît fréquemment. Par exemple à l’article 3 : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. » Le texte de 1948 hésite entre deux termes : l’individu et la personne, sans qu’un principe clair ne permette de comprendre le choix d’un terme plutôt que l’autre. Le plus souvent les articles où le terme « individu » apparaît le mettent en balance avec le terme « communauté ». Par exemple, l’article 29 déclare : « L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible. »
Il y a donc une relative nouveauté du terme d’individu pour concevoir et comprendre les rapports à l’autorité politique. Mais cette nouveauté s’accompagne d’une importance centrale. En effet, on fait de l’individu un rempart contre le pouvoir de
l’Etat. Il est ce qu’on oppose au pouvoir quand celui-ci risque de l’écraser dans une masse sociale. Et nous opposons au pouvoir les exigences de l’individu et sa liberté. L’individualisme est synonyme de libéralisme. Tout se passe comme si l’individu était synonyme de liberté. Nous pensons que l’individu n’est plus synonyme de liberté, pour la simple raison que l’individu n’est pas tant ce qui s’oppose au pouvoir que l’objet propre du pouvoir. Le pouvoir, dans ses formes modernes fait de nous des individus, a besoin de ces individus et sait opérer sur des individus. Ce n’est donc pas au nom de l’individu que l’on pourra s’opposer à un pouvoir quand celui-ci en vient à être injuste.
Pour comprendre comment le pouvoir politique en vient à se porter non plus sur des hommes, ni sur des sujets, ni sur des citoyens, mais sur des individus, comment s’est opéré ce basculement, nous suivrons les analyses de Michel Foucault sur ce qu’il appelle le bio-pouvoir. Ce concept a deux versants. On oublie souvent, dans les présentations que l’on fait de ce concept, le versant par lequel le bio-pouvoir porte sur l’individu.......
pour prendre connaissance de la conférence sur l'individu, l'individualisme, et l'individualité, suivez ce lien
http://docremuneres.forumparfait.com/individu-individualisme-individualite-vt713.html
Individu ou personne ?
Les fondements idéologiques d’une critique de l’individualisme
par Pierre GARINO (Miribel-Les-Echelles Samedi 16 mai 2009)
conférencePrésentation« Individu » / « Personne » : dans l’usage que nous faisons ordinairement de ces termes, nous avons tendance à les prendre l’un pour l’autre et à les considérer comme interchangeables.
Extrait de la réflexion
S’intéresser à leur distinction pourrait apparaître comme artificiel et oiseux. Pourquoi perdre son temps avec une simple affaire de terminologie ? _________________ Du BREVET AU BAC |
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