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Relecture du Cratyle de Platon

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MessageSujet: Relecture du Cratyle de Platon  Posté leJeu Jan 20, 2011 2:15 pm Répondre en citant

Platon





Relecture du Cratyle : Etude du langage

Séquence : la culture, le langage

Etude de la revue philosophique, "phares"
http://www.ulaval.ca/phares/vol5-automne04/texte10.html
Volume 5, automne 2004

Relecture du Cratyle
Jean-Sébastien Hardy, Université Laval

On caractérise souvent la philosophie contemporaine par l’espace privilégié qu’y tient la question du langage. C’est que, depuis la publication des Cours de Saussure, le langage s’est avéré être pour nous cette instance quasi souveraine qui toujours préoccupe la réflexion, et ce, dans les multiples acceptions que nous pourrions faire du terme. De fait, la pensée n’est plus ce discours silencieux de l’âme avec elle-même, mais bien plutôt ce qui, sans les mots qui en sont la chair, n’est qu’une «masse amorphe», une «nébuleuse». Difficile donc pour un philosophe du vingtième siècle –fût-il phénoménologue ou néo-kantien– de ne pas se pencher sur la question embarrassante du langage qui «n’est [plus] une question philosophique inter alia, mais leur préalable obstiné[1]». Du reste, de quoi retourne ce tournant linguistique et qu’en retombe-t-il ? Ce sont là des questions qui déjà débordent et dérivent. Mais maintenons-nous y le temps de prendre acte du fait qu’en circulant par des penseurs aussi décisifs et incisifs que Wittgenstein et Derrida, le problème du langage nous laisse un héritage fracassé. Non pas que leurs idées déjà soient obsolètes ou réfutées, mais bien plutôt qu’elles ébranlent sérieusement ce dont elles prétendent sortir: la métaphysique. À la suite de Nietzsche, l’immense point d’interrogation que celles-ci ont tourné sur le langage met radicalement en cause la philosophie dominante qui a cheminé de Platon à Husserl en passant par Hegel. Tout comme si, étrangement, le retour de l’esprit dans l’histoire dont traite ce dernier prenait la forme d’un réveil des premiers sophistes, penseurs chez qui trouvèrent racine les premières investigations linguistiques. Aussi Protagoras et Hippias reviendraient-ils sous la peau d’un Derrida, Prodicos et Gorgias sous la forme d’un Lyotard...

Et de fait, nous sommes aujourd’hui trop bien au fait de cette idée d’une éclipse du phénomène linguistique dans la tradition philosophique: le langage aurait pour fonction accessoire de re-présenter la pensée, cette matière pure et brute, «prélinguistique», qui trônerait scintillante aux côtés de l’Idée. En d’autres mots, la métaphysique aurait restreint le verbe à être au service de l’être. Cette compréhension du langage qui aurait été celle de toute la philosophie qui nous précède est désormais ce en faveur de quoi il n’est plus facile, ni peut-être possible, d’argumenter. Et cogner à la porte de l’auctoritas n’y fera rien, puisque la philosophie contemporaine a liquidé définitivement et en bloc la patristique philosophique. Mais quoi ? La philosophie du passé se serait-elle bornée à n’être que métaphysique? N’était-elle pas plutôt toujours en dialogue avec son Autre; sophistique, relativisme, scepticisme, etc. ? Plus encore, cet Autre n’aurait-il pas pu s’incarner déjà dans la pensée même des dialecticiens, idéalistes, rationalistes, etc. ? C’est en vérité ce que nous croyons et croyons être tenus de défendre ici. Et pour le faire, quoi de mieux que de repartir du père, Platon. Comme celui-ci a loyalement su rendre la parole à son adversaire Protagoras dans le dialogue qui porte son nom, il s’est lui-même fait difficulté dans les premières pages du Parménide. Mais une représentation encore plus spectaculaire de cette présence de l’Autre dans le corpus platonicum, que trop ont voulu réduire à l’idée la plus simpliste qu’on peut se faire de l’«idéalisme», est à trouver dans la théorie du langage que Platon développe dans le Cratyle. Notre objectif est donc, en un premier temps, de présenter la théorie platonicienne du langage telle qu’élaborée dans le Cratyle et, dans un second temps, de montrer que celle-ci n’est pas «métaphysique», qu’au contraire, elle préfigure la philosophie contemporaine du langage.


Prolégomènes


Le Cratyle est de ces dialogues peu connus – dès lors, souvent mal connus – de Platon, et ce, même malgré le regain d’attention qu’il connaît depuis le vingtième siècle. Bien que l’authenticité de l’œuvre ne soit plus discutée, son but et sa portée le sont toujours. Sauf chez les Anciens qui comme Proclus l’ont considéré avec autant de déférence que les autres dialogues, il règne généralement à son égard une certaine complaisance. Plusieurs n’y voient encore qu’un Socrate à l’humeur capricieuse, moqueries à l’égard des sophistes, argumentations lâches ou, au mieux, une théorie du langage quasi pariétale. Nous suivons néanmoins Rousseau lorsqu’il signale que «le Cratyle de Platon n’est pas si ridicule qu’il ne paraît l’être[2]». Plus qu’un simple «badinage» envers les sophistes que sont Protagoras, Prodicos et Callias, le Cratyle s’écarte des préoccupations du Socrate historique et esquisse d’une manière concise et inédite les thèmes platoniciens de la mimésis et des Formes immuables. Platon semble en ce sens avoir cette fois «semé dans le jardin de l’écriture» pour beaucoupplus que son amusement et c’est de ce fait l’un des dialogues où l’on entend le plus distinctement la voix du dramaturge derrière celle de ses personnages.

Présentons avant toute chose un résumé du dialogue qui permettra de mieux situer la discussion qui suivra : Hermogène et Cratyle rencontrant par hasard Socrate lui proposent de venir ouïr l’objet de leur différend. Le premier affirme que les noms sont le fruit d’une convention, le second qu’ils sont formés suivant la nature même des choses. Hermogène prie alors Socrate de discuter de ce problème avec eux. Bien qu’il s’en déclare incompétent, Socrate accepte d’étudier la question abstruse de la justesse (orthotês) des noms (onoma). S’ensuivent deux parties inégales où le philosophe guide la discussion: une première, plus courte, où il attaque avec ironie le conventionnalisme d’Hermogène et une deuxième, plus longue, où il déploie et prend d’assaut le représentationnisme de Cratyle. S’en voyant forcé par les carences des deux thèses, il façonnera au fil du dialogue la théorie qui nous intéresse ici.

Mais d’abord, que devons-nous entendre par justesse des noms ? En première approximation et en des termes par trop modernes, nous pourrions reformuler la question de l’orthotês en la suivante: «comment ou en vertu de quoi le nom réfère-t-il à la chose?» Il peut s’avérer intéressant d’ajouter qu’à l’époque il s’agit là d’un débat philosophique d’envergure[3], qui évoque par son ampleur ce que sera plus d’un millénaire plus tard la querelle des universaux. Soulignons, en guise de complément à cette idée et suivant un passage de Gadamer[4], que la Grèce classique, hormis quelques rares philosophes, vivait dans une «parfaiteinconscience de la langue». C’est que les premières interrogations sur le langage ne vinrent essentiellement qu’avec les préoccupations pragmatiques de la rhétorique et de l’art sophistique. Ce n’est qu’ensuite que, récupérées, elles sont véhiculées par des préoccupations théoriques plus éminemment «philosophiques» – entendons ontologiques et épistémologiques. La dialectique de la Septième lettre de Platon en constitue à ce titre un exemple de première classe en ce sens que le nom, en tant que son être participe de celui de l’Idée, est vu comme garant de l’accès à la forme. Mais il serait légitime et nécessaire de répliquer qu’une telle conception n’est toujours pas pleinement affranchie de l’inconscience de la langue qui repose en définitive sur le postulat qui veut que le logos (discours et pensée) soit toujours un moment de l’être lui-même.

Il appert donc qu’en ce qui nous concerne le débat sur l’orthotês n’est pas seulement pour Platon une occasion de se prononcer sur l’actualité philosophique de son temps, mais surtout une occasion en or d’appliquer, d’étendre et de mettre en praxis, sa théorie des Formes. Ce qu’il ne fait pas. Ce qui se dessine dans le Cratyle, c’est bien plutôt le dégagement progressif du logos de l’eidos jusqu’à la séparation complète du Verbe et de l’Être. Conséquemment, nous voyons dans le Cratyle un moment-clé de la pensée grecque: le mot n’est plus vu comme participant de la chose dénommée, ce dont témoignent peut-être, dans le dialogue, l’ouverture ou l’extension du concept d’«onoma» à des parties du discours non-substantivales. Étant donné ces quelques considérations, il peut sembler malheureux que les philologues classiques aient rangé le dialogue sous le «genre logique»: quoique la justesse puisse être entendue comme un lien naturel qui unit le mot au référent, la compréhension platonicienne de la justesse linguistique n’est en rien une réaffirmation d’une telle équivalence mot/chose.

La raison principale pour laquelle nous évoquons ces quelques précisions préliminaires n’est pas tant qu’elles rendront la suite de notre développement plus appréciable, mais qu’elles nous rappellent l’«impossibilité nue» (selon une expression de Foucault) d’appréhender le langage comme l’appréhendait un Grec. Pour rester dans le lexique foucaldien, notre compréhension de leurs vues, de leurs théories, est toujours médiatisée par notre propre épistèmê. Aussi sommes-nous ramenés au problème fondamental de la traduction, pris ici en un sens radical: avant de déterminer la valeur (de vérité) d’une idée, il importe de savoir s’y déplacer, la philosophie étant, avant même d’être une science qui puisse aspirer à l’exactitude, un devoir d’égarement. Mais ne nous écartons pas, efforçons-nous plutôt d’en tirer une leçon en essayant de préciser ce qu’est pour un Grec l’onoma, ce «nom» (nous devrions peut-être raturer) dont il est partout question dans notre dialogue.

Ce que la tradition a bien voulu rendre par «nom» englobait originellement les noms communs et, notablement, les noms propres, plus rarement les adjectifs et les verbes[5]. Nicholas White en conclut que le terme «onoma» «does not correspond to any single technical term in contemporary philosophical discourse[6]». La traduction par «nom» n’est donc peut-être pas des plus heureuses, surtout lorsque l’on considère comme Richard Robinson que «mot » aurait été plus approprié[7]. C’est toutefois en replaçant le terme à la lumière de la Septième lettre que nous pouvons mieux comprendre cette compréhension «nominale» ou, plus justement, «substantivale», de l’«onoma». En effet, la fonction du «mot» étant de renvoyer à l’essencede la chose et non à ses qualités (prises en une acception qui rappelle l’ontologie catégoriale d’Aristote), elle se voit manifestement plus en accord avec les statuts logique, sémantique et syntaxique du nom qu’avec ceux des autres parties du discours (adjectifs, adverbes, conjonctions, etc.). L’explication de ce phénomène s’enrichit en outre de la nuance faite précédemment et qui consistait à remarquer la confusion antique entre la substance et le mot qui la représente. Il est significatif à cet égard que, comme nous le soulignions plus tôt, le Cratyle offre une compréhension plus large de l’«onoma» en en faisant participer des noms propres, des adjectifs, des adverbes et mêmes des prépositions

La théorie platonicienne du langage présentée dans le Cratyle

Il est maintenant temps de retisser la théorie platonicienne du langage telle qu’elle se construit dans le Cratyle. Et puisqu’elle ne s’y fait pas d’un coup, in abstracto, mais qu’elle s’incarne dans l’opposition discursive aux théories de Cratyle et d’Hermogène, procédons de la sorte: présentons Socrate dans son opposition à chacune d’elle, en prenant soin de bien saisir au préalable les nuances de chacune.

Partons de la réfutation de la théorie représentationniste (aussi étiquetée «théorie du langage naturel » et «théorie de la ressemblance»). Mais notons au préalable ceci : Socrate, en début de dialogue, contre la position conventionnaliste d’Hermogène, se range derrière l’opinion de Cratyle qui prétend que le nom juste est celui qui fait voir la nature de l’objet par imitation (390d). Il est primordial à cet effet de saisir que l’adhésion de Socrate à une telle théorie est du tout au tout ironique, ce que Derrida, à notre avis et à celui de Jean Latham Carlisle, n’arrive pas pleinement à faire dans les quelques pages qu’il consacre au Cratyle dans Dissémination. À la rigueur, il serait plus judicieux de poser l’existence d’une distinction entre «théorie descriptive» du langage et «théorie prescriptive», comme l’a fait avec finesse Timothy Baxter[8]. Suivant ce découpage, Socrate, qui le reconnaît lui-même (435c), élabore une théorie «prescriptive», c’est-à-dire qu’il prétend exposer ce que le langage aurait pu être idéalement et non le langage tel qu’il est actuellement utilisé. Puisque ce qui nous intéresse ici est la théorie platonicienne qui prétend rendre compte du langage effectif, force est donc de nous en tenir à son opposition finale à la thèse de Cratyle.

Résumons d’abord la théorie représentationniste que défend Cratyle. Pour chaque chose un nom serait naturellement approprié, c’est-à-dire que la nature, par l’entremise du «nomothète», baptiserait chaque être d’un nom qui serait le même pour les Grecs et les barbares (383b). Le nom juste saurait en outre faire voir la nature de l’objet qu’il représente par les lettres et les sons qui le constituent (435d). Le nom serait dans cette mesure tel une peinture, à cette seule différence qu’il imiterait l’essence même de la chose et non ses formes géométriques et leurs couleurs (423c). À cette conception du langage se rattache d’une manière toute naturelle une extension épistémologique : si le nom est une représentation de la chose en soi, il s’avère ainsi être le meilleur outil pour distinguer, connaître et enseigner les choses de la réalité (388c et 435e). À la limite, le discours doit se substituer au contact avec le monde dans lequel nous vivons, puisque le logos reverse toujours au monde plus pur des Idées. À cela, Cratyle ajoute l’idée sophistique selon laquelle il est absolument impossible de parler faux puisque tous les noms sont justes, sans quoi ils ne seraient pas des noms (429c sq.). La théorie de Cratyle ne laisse en ce sens aucune place à la réfutation, bouclée qu’elle est sur elle-même. C’est que le raisonnement sur lequel elle s’appuie n’est pas suffisamment radical : il définit ce qu’il a déjà trop étroitement identifié comme étant un nom et procède du fait même à l’exclusion de ce qui ne s’y plie pas.

Dans la mesure où notre intention est de préserver Platon d’une interprétation métaphysique de sa théorie du langage, il nous incombe de restreindre notre discussion au point essentiel de la théorie de Cratyle qui est celui de l’imitation. Si donc la conclusion du Cratyle est que le nom doit être comparé à une peinture qui rendrait présente à l’esprit l’essence même de la chose, il serait juste que Platon tombe sous le coup d’une critique de la métaphysique. Comme la suite logique de son odyssée vers une théorie plus systématique des Formes, une compréhension toute métaphysique du langage s’offre pour ainsi dire à Platon sous les mots de Cratyle. En outre, la dialectique platonicienne par cette extension théorique se trouverait enrichie, sinon résolue, en ce sens que l’ontologie platonicienne serait couplée avec une gnoséologie rendant les Formes accessibles par le langage. Mais Platon ne succombe pas à la facilité.

Socrate réfute au moins en quatre vagues la position de Cratyle. Il évoque d’abord la théorie platonicienne du signe selon laquelle celui-ci porte, de par sa nature même, une imprécision (432b-433a). Soit, le signe est toujours signe de quelque chose, mais cela ne saurait être rendu possible si le signe était une exacte et parfaite copie de la chose représentée. On retrouve ici l’interdiction platonicienne de la copie parfaite, que préserve autrement, dans la République, la métaphore des trois lits: le signe ne peut pas copier, imiter la chose à la perfection, sans quoi il cesse d’être un signe pour devenir un double indistinguable de la chose. Le lecteur de Saussure ou de Derrida reconnaît ici la différence saussurienne: «signifier» veut toujours d’abord dire «être distingué, distinct, différent, distant » (voir en outre 438e). L’indigence dans la représentation, la différence, s’avère fondatrice pour le signe linguistique. Cependant, la possibilité théorique demeure toujours d’admettre une imitation dans la différence, c’est-à-dire de préserver, sur le lieu même du distinct, une ressemblance minimale, un trait distinctif, un «tupos» (433a).

C’est entre autres ce à quoi s’attaque justement la plus large partie de l’oeuvre (391a à 427d) qui est constituée d’analyses étymologiques, la plupart frauduleuses et amusantes pour l’étymologiste et l’helléniste. Cette partie constitue en fait une mise en pratique, la praxis donc, de la théorie de la ressemblance que défend opiniâtrement Cratyle. En deux temps, Socrate démontre qu’il est impossible que le nom renvoie à la chose par mimesis. Premièrement (de 391a à 424a), Socrate entreprend l’analyse étymologique de mots composés (essentiellement de noms propres) en vérifiant la validité des propositions qu’il forme avec les racines. Par exemple : Hermogène est-il vraiment fécond en discours ? Ce processus de «syntaxisation des mots» arrive à la conclusion aporétique qu’il incombe à un Socrate inspiré à la fois des muses, d’Eutyphron le devin et de Prodicos le sophiste (assez selon nous pour voir qu’il s’agit là de l’ironie socratique), d’aller plus en profondeur et d’examiner les noms primitifs (les racines) qui composent ces noms composés. Et puisqu’il s’avère impossible de rendre par les lettres et les sons l’essence d’une chose (les matières graphiques et phoniques ne partagent aucune similitude avec les formes eidétiques), le signe linguistique apparaît comme une unité éminemment arbitraire qui nomme par un jeu de différences, par les contrastes qui distinguent chaque lettre et chaque son de tous les autres (426a et 433d-435a). Dès lors, le nom n’est pas forgé sur l’essence, mais sur un choix arbitraire devenu conventionnel.

À cette première offensive sérieuse contre le représentationnisme, Socrate en ajoute une seconde, plus directe et concrète. C’est qu’en définitive l’usage effectif des noms (435b) réfute à lui seul l’idée d’une adéquation naturelle entre le nom et la chose : un même son ou mot représente parfois et à la fois le semblable et le dissemblable («x» évoque à la fois le flux et la stabilité) et le semblable est parfois représenté par différents mots (les mots barbares et grecs par exemple). Ébranlant d’un coup l’idée qui consiste à opposer Platon à Aristote sur la base de leur rapport au «monde sensible», Platon nous révèle ici avec force l’importance que représente pour lui l’usage, la réalité effective et palpable.

Notons donc en première conclusion que Socrate gardera de cet entretien les traits essentiels de sa théorie du langage, soit l’arbitraire du signe et l’importance de l’usage.

À la lumière des arguments dont Socrate se sert pour acculer Cratyle à la contradiction, il semble que Platon partage la vision conventionnaliste d’Hermogène. Ce qui n’est ni tout à fait exact, ni tout à fait inexact. Il importe de préciser qu’Hermogène est tenant d’une théorie qui pousse le conventionnalisme à son extrême, c’està-dire qui fait reposer la justesse du mot sur l’accord, la convention, la plus minimale qui soit, soit le seul accord, fut-il temporaire, avec soi-même (385e): je peux nommer un cheval «homme» sans pour autant sacrifier la signification, fus-je seul contre tous. Soit, la justesse est arbitraire et conventionnelle, dira Hermogène, mais elle n’est pas nécessairement coutumière, ni sociale. Le nomos d’Hermogène a en fait tout d’une loi anarchique: le rapport du mot à la chose est garanti par le seul acte de donner le nom et cet acte n’a pas même à être un pacte.

Puisque la pensée du Socrate du Cratyle est irriguée d’un grand souci de description du langage effectif et puisqu’en outre Platon souhaite préserver ne serait-ce que minimalement la dialectique, il fallait poser une limite à ce conventionnalisme extrême qui empêche, s’il s’avère descriptif, la discussion. Cette limite est la suivante: plus qu’un simple arbitraire, le langage doit reposer sur un accord public, sans quoi le langage est détourné de sa fonction essentielle, communiquer. Du reste, notre langue naturelle nous est toujours donnée, elle est toujours déjà celle d’un groupe. Le signe linguistique est un signe social, coutumier, usagé, conventionnel, imposé, sans quoi il n’est pas linguistique. Cette idée se retrouve d’ailleurs conservée chez l’élève le mieux connu de Platon, le Stagyrite[9], ainsi que chez le linguiste de Genève. Suivant une remarque de Saussure que partage implicitement Platon, l’arbitraire du signe n’est pas à confondre avec «le libre choix du sujet parlant »: «arbitraire» signifie plutôt «immotivé», c’est-à-dire que l’image graphique et acoustique ne partage aucune affinité avec le référent ou le concept désigné.

Il est maintenant temps de récolter de ces quelques considérations les thèses dans lesquelles s’incarne la théorie platonicienne du langage. En un premier temps fondamental, Platon affirme de manière convaincante et convaincue, sûrement pour la première fois dans l’histoire de la pensée occidentale, l’arbitraire du signe. Le signe linguistique n’a rien de la mimesis, il n’est que pure convention. Mais contre le conventionnalisme extrême d’Hermogène, Platon, souhaitant préserver de ce fait la viabilité de la dialectique, affirme que le langage fonctionne, c’est-à-dire qu’un mot renvoie à une idée, que s’il y a un accord mutuel entre plusieurs. Il faut donc ici traiter d’un «conventionnalisme fonctionnel», selon une expression de Jean Carlisle. Le langage s’avère être en ce sens un monde en commun. Et peut-être faut-il prendre l’expression doublement au mot : pour Platon, il n’est pas sûr, au contraire, que le langage renvoie au monde des idées, ni à un référent. C’est là le point crucial de notre développement. Le langage n’est pas logique, on peut dire le faux puisque le référent, ni l’idée, ne sont liés au mot: «truth is not to be sought in language itself[10]». Platon pousse l’arbitraire du signe du signifiant jusqu’au signifié: le nom, tout comme la phrase, ne débouche pas sur l’essence, peut-être même ne renvoie-t-il à rien du tout, mais seulement à «ce que nous avons à l’esprit en parlant», à une perception de l’être, une perspective (435c). Platon formule là un doute extrême sur le langage. Ni image, ni eikon, ni Bild: le mot sous son aspect matériel n’est qu’une suite arbitraire de sons et de lettres. Ni représentation, ni imitation, ni mimesis, ni Vorstellung: le mot sous son aspect conceptuel n’est qu’une idée vague, personnelle, sujette au changement, produit relatif de la société et de l’époque. Platon ramène le signifié sur terre, le signifiant à l’arbitraire et le lien entre les deux à la convention, ce qui revient pour l’époque à rompre d’une manière radicale l’union du logos et de l’eidos.

L’absence d’une métaphysique du langage dans le Cratyle

C’est dans Dissémination et, plus précisément, dans «La pharmacie de Platon», que Derrida présente sa lecture du Cratyle, lecture qui toujours se résume à être un appendice à celle, plus centrale, du Mythe de Theuth qui rend célèbre le Phèdre. Selon Derrida, la métaphysique est le mouvement qui et que porte la philosophie occidentale depuis Platon. Sous cette optique, le Cratyle appert être la continuation logique et ultime de la théorie des Formes. Conséquemment, Derrida soutient que le «père du logos» y maintient une théorie représentationniste du langage. Le langage et la peinture, par des «techniques mimétiques», «doivent viser avant tout à ressembler[11] ». Et Derrida de citer à l’appui, peut-être dans un élan inattentif, les passages du dialogue où l’ironie socratique est à son comble (pp. 162-163 chez Derrida, 424b-425a et 434a-b dans le Cratyle). De ce point de vue, Platon inaugurerait les deux millénaires d’interprétation logocentrique et phonologiste, bref éminemment métaphysique, du langage. Nous croyons pourtant qu’au contraire Platon est pour l’Occident le premier moment où le langage se dégage de l’être, fut-il entendu comme l’Idée en soi ou son image sensible. Non, le nom n’est plus la chose (430a).

Il serait erroné de voir dans le Cratyleun logocentrisme. Le logos, compris au sens d’un signifié transcendantal, en est totalement absent. S’il en est absent ce n’est pourtant pas parce que, comme chez Saussure, le signifié est toujours enchaîné à son signifiant, le préservant ainsi de côtoyer la forme supra-sensible. Cette idée est sûrement davantage à trouver dans la digression philosophique de la Septième lettre, malgré que celle-ci constitue un témoignage souvent contraire à celui du Cratyle. Si le signifié n’y est pas transcendantal, ce n’est pas non plus (du moins pas explicitement) parce que celui-ci est reclus dans une clôture, qu’il ne peut y avoir de valeur (il ne peut plus être question de signification) qu’à l’intérieur d’un système dans lequel tous les éléments prennent sens par leur opposition aux autres. Non, la chose est plus simple. Si le sens n’appartient pas à une sphère suprasensible, c’est que le mot ne renvoie au mieux qu’à une interprétation culturelle, «doxique», du monde qui se montre à nous (voir à cet effet 400e et 425c, ainsi que la partie étymologique qui relève plusieurs écarts que connaît le sens d’un État à l’autre). En 413c, Platon nous montre par exemple que le mot «justice» en soi ne nous livre rien de la justice réelle, sinon les opinions divergentes qui courent à son sujet. Le problème de l’accès aux formes, de la fuite vers les logoï, que Platon avait résolu poétiquement dans le Banquet par l’ascension des échelons de l’amour et résoudra polémiquement dans la Septième lettre par la fréquentation critique et assidue des quatre stades de l’être (343d), constitue la coda aporétique du Cratyle: par quel moyen rejoindre l’Idée puisque le nom, conventionnel et dès lors coupé de sa face conceptuelle, ne le peut pas? En outre et pour les mêmes raisons, la théorie du langage du Cratyle n’est pas redevable à une «métaphysique de la présence», elle nous assure plutôt l’existence d’une distance infinie, d’une fissure incolmatable, entre le mot et la chose.

Bref, le Cratyle pose que le nom est une instance d’éloignement qui, isolé qu’il est de la chose, ne nous ramène qu’à nous-mêmes. La leçon des analyses étymologiques est claire: rien ne se manifeste dans le nom que nos idées personnelles et relatives à une culture (400e et 401d). Le réel ne se dit pas. S’il faut aller, fuir, vers l’être, c’est peut-être davantage à la manière d’une phénoménologie avant la lettre, c’est-à-dire, selon un de ses leitmotiv, d’un «retour aux choses» (429b). Telle est l’aporie sur laquelle bute le dialogue: il faut chercher à connaître les choses autrement que par les mots, par elles-mêmes. Et si la critique derridienne veut toujours s’en prendre à Platon au mépris de ces considérations, elle devra le faire sur un autre champ de bataille que celui du langage: celui de la phénoménologie. Il faudrait dès lors relire La voix et le phénomène...

Dans un autre ordre d’idées, peut-on en toute honnêteté intellectuelle prétendre que Platon est coupable de ce que Derrida appelle le «phonologisme»? Sûrement l’est-il dans le Phèdre, même si à notre avis la discussion qui s’y fait vise surtout à asseoir la supériorité de la discussion orale sur le traité et l’exposé soliloque, et ce, à une époque où l’influence de la sophistique sévit encore en assemblée. Mais il en va autrement dans le Cratyle. Soit, Socrate n’a pas écrit. Mais cela n’empêche pas son élève Platon de suggérer par endroit une priorité de la lettre sur le son, de l’écrit sur l’oral (423a-c et 427d). Du moins, les graphèmes ne s’y présentent absolument pas comme des «signes de signes»: si nomothète il y a, il instaure un code graphique et un autre sonore pour chaque chose, ceux-ci étant tous deux aborigènes. De toute façon, le geste de Derrida dans «La pharmacie de Platon» est trop explicite: l’objectif de Derrida étant de montrer que Platon favorise la phonè au détriment de l’écrit, il s’agit pour lui d’assimiler le Cratyle à une défense de la théorie de la ressemblance – donc de confondre écriture et peinture chez Platon – pour ensuite étendre la légendaire condamnation platonicienne de la peinture à celle, inexistante, de l’écriture.

Malgré cela, qui a lu jusqu’au bout le Cratyle tient pour manifeste que la métaphysique y occupe la place la plus restreinte, qu’en fait elle ne se présente à la toute fin que comme cachée, en retard et dans l’ombre du discours, comme un ersatz de dernier recours, comme une suggestion hésitante de dénouement. C’est pourquoi la question ontico-gnoséologique de l’accès aux formes ne surgit que lorsque la question du langage se clôt sur un constat troublant. Le représentationnisme aurait résolu le problème: pour connaître la chose en soi, il suffit d’en connaître le nom, de le disséquer selon la première méthode étymologique. Mais Platon rejette très clairement cette solution qui ne rend pas compte du langage usuel.

Du reste, nous devons dire qu’en général, pour Platon, la théorie des formes s’avère bien plus un problème qu’une solution, témoins en sont le raffinement progressif et laborieux des termes et les difficultés qu’il lui fait et laisse irrésolues. Tout à fait à la manière de l’argumentaire de Gorgias sur l’indicibilité du réel[12], Platon affirme la carence intrinsèque de la communication, faute d’un accès commun ou partageable à l’eidos. Le langage, via l’art dialectique, représente dans la pensée de Platon un outil de maïeutique, il ne débouche jamais sur l’être, mais sert plutôt à s’amener mutuellement et toujours par approximations et par raffinement des concepts à une meilleure compréhension de la réalité.

Conclusions

Si l’ontologie est métaphysique chez Platon, il n’y a pas pour autant dans son Cratyle une théorie du langage qui puisse souffrir un tel qualificatif. Platon a en effet réservé à l’eidos la plus petite place dans sa théorie, cette place ombragée qui en est comme un pendant tout négatif. Et si par ailleurs Platon nie dans le dialogue l’instabilité du monde, ce n’est que pour affirmer plus solidement celle du langage. Le nom est un étant, mais quel type d’étant peut-il être pour pouvoir être juste ou non? À la question de la justesse des noms, Platon répond en opérant un clivage: la validité du nom se mesure à sa fonctionnalité, à sa capacité à manifester du sens dans l’agora. Mais ce sens n’est pas le référent, transcendantal ou non. Ce sens n’est pas non plus une idée fixe que tous partagent. Le sens est toujours de l’ordre d’une interprétation que nous véhiculons à notre insu. Ce sens n’est pas un objet, il n’est pas là-haut, ni là-devant, mais en nous, dans le flux même qui nous emporte. À la question de la justesse des noms, Platon ne répond pas par la nature, mais par l’étalon le plus anthropocentrique, le plus subjectif!

En somme, Platon a rejoint Saussure par l’arbitraire du signe et l’inéluctabilité d’une convention sociale, Derrida par l’idée d’une distance infinie entre le mot et l’Idée et, finalement, la philosophie contemporaine en général par la méfiance par rapport au langage. Là où Platon cesse de se faire précurseur de notre époque – et ce, sans pour autant que son génie soit invalidé – est à ce moment final où il soutient qu’un monde des Idées existe, plus précisément qu’il se permet d’en rêver, même s’il ne sait comment ni s’il est seulement possible de l’atteindre.

À l’idée d’un Platon dogmatique dans son idéalisme, selon une compréhension populaire du platonisme, nous préférons nettement l’idée d’un Platon dramaturge, qui met en scène des discours qui rarement sont les siens et qui toujours font place à l’Autre. Platon n’a pas tout ravalé dans sa métaphysique. Peut-être faut-il faire gare à ce qu’on a appelé la «fin de la métaphysique» puisque la pensée est toujours en dialogue avec son Autre, l’argument appelant toujours son contraire. L’Autre en philosophie est toujours un moment du Même.


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1. Francis Jacques, Dialogiques : recherches logiques sur le dialogue, Paris, PUF, 1979, p. 68.

2. Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Paris, Flammarion, 1993, p. 16.

3. Le problème est en effet à l’ordre du jour : voir notamment Cratyle, 384a, 384c et 428b.

4. Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, pp.426-428 (407 à 409 des Gesammelte Werke).

5. Aristote, De l’interprétation, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1989, 16b19 (p.82), et Richard Robinson, «The Theory of Names in Plato’s Cratylus», Essays in Greek Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1969, p. 101.

6. Tel que cité dans Jean Latham Carlisle, Derrida’s and Saussure’s Anti-Metaphysics: a Reading of Plato’s Cratylus, Michigan, UMI Dissertation Services, 1991, p. 115.

7. Les analyses étymologiques ne sont pas exemptes de verbes et d’adjectifs, ni non plus de prépositions (427c).

8. Voir à cet effet l’introductionde Timothy M. S. Baxter, The Cratylus: Plato’s critique of naming, Leiden, E. J. Brill, 1992.

9. Aristote, Op. cit., 16a5-7, 16a18-19, 16a28-31et 17a1-3 (pp. 78-84).

10. Rudolph Weingartner, «Making Sense of the Cratylus», Phronesis, 15 (1970), p. 6.

11. Jacques Derrida, La dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 157.

12. On peut désormais retrouver en français ce passage, souvent intitulé «Du non-être» (§84-86), dans: Sextus Empiricus, Contre les professeurs, Paris, Seuil, 2002, pp. 85-87.




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