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Réécriture d'épopées, La guerre de Troie

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MessageSujet: Réécriture d'épopées, La guerre de Troie  Posté leSam Jan 29, 2011 6:26 pm Répondre en citant

Réécriture d'épopées
La guerre de Troie dans l’Achilléide de Stace




La mort du poète Stace en 96 ap. J.-C., en laissant inachevée son Achilléide, nous a privés de la retractatio de la guerre de Troie que cette épopée aurait dû comporter. On peut dès lors envisager trois questions : quelle sont la place et la fonction des allusions à la guerre à venir tout au long des premiers chants ? Quelles sont les influences respectives d’Homère et des versions posthomériques dans la représentation du conflit ? Peut-on esquisser ce qu’aurait été le récit de la guerre de Troie dans la suite de l’épopée ? Cette analyse met en lumière une représentation profondément modernisée et romanisée du conflit, dans laquelle le récit des faits importe moins que la mise en relief, à travers eux, du caractère des personnages dans le cadre d’une stratégie du delectare qui renvoie les lecteurs à leur propre imaginaire et à leur propre image.


Plan
1. La guerre de Troie aux chants I-II de l’Achilléide : contrepoint et parallélisme
2. La présentation de la guerre de Troie : tradition et innovation



L’Achilléide de Stace n’a pas pour sujet la guerre de Troie – pas plus que l’Iliade, d’ailleurs, mais pour des raisons radicalement opposées : alors que l’épopée d’Homère détache de l’ensemble du conflit un épisode particulier (la colère d’Achille), celle de Stace ramène cette guerre elle-même à un sous-ensemble d’un récit plus vaste, celui de la vie d’Achille (I, 3-7). De plus, aucune de ces deux épopées n’est centrée sur le conflit lui-même. L’Iliade, épopée « pathétique » suivant la terminologie aristotélicienne, a pour sujet une passion (la colère en question) et ses suites, alors que l’Achilléide, épopée « éthique », se focalise (comme l’Odyssée) sur la personnalité du personnage principal. Ce Personenepos (pour reprendre la terminologie de S. Koster) entretient donc avec la guerre de Troie un rapport thématique encore plus lâche que le Kriegsepos qu’est l’Iliade. La guerre de Troie n’y est que la toile de fond sur laquelle est censé se détacher le caractère du héros – et encore cette toile ne recouvre-t-elle pas toute la surface de la biographie du Péléide. Bien plus : la seule partie de cette épopée que le poète ait eu le temps d’écrire (consacrée à l’épisode d’Achille à Scyros) s’arrête précisément au moment où cette guerre (ou du moins sa phase préliminaire) allait véritablement commencer, avec l’arrivée d’Achille au camp achéen d’Aulis. Du récit statien de la guerre elle-même, et notamment du segment qui recoupe la trame narrative de l’Iliade (soit une partie de la neuvième année du conflit) nous sommes privés à tout jamais. Il n’en reste pas moins que cette guerre est bien présente à l’arrière-plan dans toute cette première partie du poème, et que son anticipation proleptique vient à plusieurs reprises rappeler cette échéance au souvenir du lecteur engagé dans les sinuosités alexandrines de l’épyllion scyrien. Je voudrais donc envisager ici une triple série de questions :

— Quelles sont la place et la fonction des allusions à la guerre de Troie dans ce chant I (et le début de II) ?

— La représentation de la guerre de Troie est-elle « homérique » (ou en d’autres termes, quelle est la part respective d’Homère et des auteurs posthomériques dans la présentation du conflit) ?

— Peut-on inférer à partir de ce que nous avons de cette épopée la façon dont Stace entendait traiter la guerre de Troie dans la suite de son récit ?

1. La guerre de Troie aux chants I-II de l’Achilléide : contrepoint et parallélisme

La composition du chant I met en scène deux intrigues progressant en parallèle à partir d’un même facteur déclenchant et finissant par se rejoindre aux deux tiers environ du chant : les ruses de Thétis pour soustraire son fils à la guerre et la mobilisation des Grecs en vue du conflit. Les deux intrigues sont déclenchées par l’enlèvement d’Hélène -par Pâris (I, 20-25 et 397-406). La mère d’Achille, instruite de l’avenir, y réagit immédiatement en mettant en place un dispositif pour tenir son fils à l’écart du conflit, manœuvres qui s’étalent sur un jour et demi entre le v. 20 et le v. 396. Les préparatifs guerriers des Grecs qui ont démarré en même temps en réaction à ce rapt5, s’étalent sur un an entre le v. 397 et le v. 559. Les deux intrigues se rejoignent avec l’arrivée des envoyés achéens à Scyros au v. 675. La première partie de ce chant joue donc sur une opposition à la fois thématique, affective et axiologique entre les deux lignes narratives parallèles avant leur jonction.

Opposition thématique : les v. 20-396 relatent les démarches de Thétis pour éloigner son fils du théâtre des préparatifs de guerre, les v. 397-559 insistent sur les efforts des Grecs pour l’en rapprocher, et cette tension entre forces antagonistes donne une partie de son dynamisme à ce chant. Opposition affective : dans le récit des manœuvres de Thétis, le poète joue sur la dédramatisation, la mise à distance du tragique, l’introduction de quelques touches comiques et d’une ambiance érotico-élégiaque. La couleur néo-alexandrine y est prédominante. Dans l’évocation des préparatifs de guerre, le ton est radicalement différent. Le cas le plus frappant est celui de cette incroyable scène de « divination » (I, 514-537) qui recycle tous les motifs topiques réunis de la divination extatique et de la prophétie catastrophiste dans l’épopée et la tragédie latines, avec une forte présence (directe ou indirecte, par Lucain et Valérius Flaccus interposés), de la prophétie de Cassandre dans l’Agamemnon de Sénèque. Dramatisation à outrance du ton, ambiance de criminalisation tragique : on est loin de la façon dont le poète traite le destin d’Achille dans le reste du récit. Incohérence ? Ironie latente? Pas du tout : ce contraste sert en fait à rendre plus éclatante une opposition axiologique. Opposition entre le point de vue « féminin » et anti-héroïque de Thétis sur le conflit, dont la retranscription empathique, en l’absence de toute intervention normative du narrateur, oriente l’ensemble du récit dans la première partie, et le point de vue viril et épique des Achéens qui gouverne sans partage les v. 397-559. Du reste, la structure du chant I permet au poète de voir les mêmes événements relus deux fois suivant les deux points de vue antagonistes, avec un effet de chiasme : Thétis commente dans son monologue initial (I, 34-37) la mobilisation des Achéens et leur recherche d’Achille qui seront racontées plus loin, tandis que la prophétie de Calchas relit rétrospectivement les v. 20-396 du chant I (manœuvres de Thétis) du point de vue des Grecs, scandalisés par la ruse antihéroïque de la déesse. Le contraste des valeurs n’en ressort que plus vigoureusement de cette controuersia narrativisée : primat des valeurs familiales et privées contre primat de l’intérêt collectif et des valeurs héroïques. Deux univers poétiques, deux systèmes de valeurs, entre lesquels Achille se trouve placé comme l’enjeu d’un rapport de forces antagonistes : tel est bien l’enjeu dramatique du chant I. Mais aussi, deux univers symbolisant une dualité interne au héros lui-même, tiraillé entre le masculin et le féminin, entre la guerre et l’amour, entre l’épopée et l’élégie. Les allusions à la guerre de Troie sont donc à la fois le contrepoint et le contrepoids de la logique féminine qui domine la majeure partie du chant I.



A cet effet de contraste s’ajoute un parallélisme thématique évident entre la destinée collective impliquée dans le conflit gréco-troyen et la destinée individuelle du héros. Stace insiste en effet (notamment par la bouche d’Ulysse) sur la coïncidence entre le lieu du mariage des parents d’Achille (qui est aussi le théâtre de l’éducation d’Achille par Chiron) et le lieu de la querelle des déesses, point de départ de la guerre de Troie (II, 55-57) : tout s’est passé dans la même grotte du Pélion, ce qui appuie, dans l’argumentaire du roi d’Ithaque, l’idée de la prédestination guerrière du Péléide (et nostris iam tunc promitteris armis). Le héros et la guerre ont en quelque sorte la même origine géographique. En outre, on peut lire en filigrane dans ce chant I une opposition latente entre la figure de Pâris, dénoncé par tous comme le responsable numéro un de la guerre (I, 67 ; II, 59), et celle d’Achille, appelé à jouer un rôle décisif dans l’issue du conflit. Un Pâris qui prend donc le visage de l’Adversaire par excellence, tant au plan collectif qu’individuel. Le parallélisme entre ces deux figures est porteur à la fois de suggestions antithétiques (sur le thème de l’héroïsme guerrier) et de convergences potentielles (sur le thème de la passion amoureuse) : dans un contexte épique fortement imbibé d’influence érotico-élégiaque, Pâris apparaît à la fois comme un miroir et un repoussoir d’Achille… d’autant que le jeune Achille du chant I, avec son allure équivoque, faite d’un mélange de virilité conquérante et d’effémination (qui va au-delà du simple déguisement : cf. I, 323-335), n’est pas sans rappeler la représentation topique de Pâris comme séducteur efféminé dans la tradition poétique latine. Et comme on sait que Pâris, suivant la vulgate, est appelé à être le meurtrier d’Achille, cela donne à cette confrontation antithétique une portée dramatique supplémentaire : nul doute que la mort d’Achille sous les flèches de Pâris (guidées ou non par Apollon) devait y acquérir un relief particulier.

Ajoutons enfin, pour parfaire ce parallélisme, que l’origine de la guerre de Troie reçoit dans l’épopée de Stace la même présentation structurelle que la jeunesse d’Achille, toutes deux situées en amont de la narration qui débute in medias res au v. 20. On a dans les deux cas une triple série de rétrospectives dont les deux premières sont brèves et partielles, avant un troisième volet pleinement développé au début du chant II. L’éducation d’Achille est d’abord évoquée brièvement par Chiron (I, 149-155), puis dans la bouche des Grecs en général (I, 476-481) avant d’être racontée par Achille lui-même de façon détaillée (II, 96- 167) ; de même, les causes de la guerre de Troie sont exposées d’abord, partiellement, par Thétis (I, 31-51), puis reprises par Agamemnon (I, 400-406), avant le discours plus complet d’Ulysse (II, 50-83). Effet de gradation ascendante avec parallélisme parfait, qui renforce le jeu de correspondances entre la guerre dans son ensemble et le héros principal.

Notons surtout que ce triple exposé des origines de la guerre se caractérise par un procédé de subjectivisation, puisque nous n’avons guère, sur les causes de ce conflit, d’exposé « objectif » du narrateur omniscient, mais essentiellement des aperçus indirects médiatisés par le point de vue des personnages et marqués par la subjectivité de ces derniers. C’est que dans cette épopée « éthique » qu’est l’Achilléide, le poète ne s’intéresse pas à la narration des faits pour eux-mêmes, mais à leurs échos dans l’âme et le discours des personnages. La guerre de Troie y est avant tout le catalyseur des dispositions profondes de chacun : vocation hégémonique d’Agamemnon (I, 399-406), habileté rhétorique d’Ulysse (I, 785-793 ; II, 49-83), maternité angoissée de Thétis (I, 30-51), et, évidemment, virtualités martiales d’Achille. On comprend dès lors que le narrateur épique s’abstienne délibérément de donner « sa » version des causes de la guerre, pour mieux laisser réagir ses personnages aux mêmes événements en fonction de leur ethos respectif. Au fond, la guerre de Troie n’est que le prétexte à la peinture des caractères de ses protagonistes, en même temps que le révélateur de la nature de chacun. Ce conflit a donc bien une portée téléologique, comme chez Virgile (et à la différence d’Homère), à ceci près qu’il n’est plus un instrument de l’accomplissement d’un destin cosmique comme dans l’Enéide, mais celui de la construction de l’identité héroïque du personnage principal.

2. La présentation de la guerre de Troie : tradition et innovation

Ce primat de l’affectif sur l’informatif et du sujet sur l’objet va nous
aider à mieux comprendre les choix qu’effectue le poète flavien entre diverses versions de la tradition légendaire sur la guerre de Troie, c’est-à-dire celle d’Homère et celles des auteurs posthomériques, de l’épopée archaïque (Chants Cypriens) jusqu’à Ovide en passant notamment par la tragédie attique, la poésie alexandrine, l’Enéide et le lyrisme latin14. En effet, la guerre de Troie que l’on peut lire en filigrane dans l’épopée de Stace n’est pas seulement celle d’Homère15, mais est enrichie de tous les sédiments que la tradition littéraire a apportés au fil des siècles à ce noyau initial, avec parfois des modifications substantielles dans les faits ou dans l’esprit. Certes, les grandes lignes de la fabula sont à peu près fixes, et certains épisodes-phares peuvent servir de support à une allusion directe à l’Iliade en forme d’hommage littéraire, comme cette anticipation du combat contre le Scamandre que l’on trouve dans l’éducation du jeune Achille (II, 142-153). De même, l’allusion à l’« usurpation » par Patrocle des armes d’Achille (I, 632-633) peut être lue comme une anticipation indirecte teintée d’ironie dramatique du chant XVI de l’Iliade (281 sq.). Mais à l’intérieur même d’une allusion proleptique à un épisode « homérique » de la guerre, on peut observer un travail de récriture qui infléchit sensiblement l’original. Par exemple, Stace a choisi de faire de la désignation des ambassadeurs achéens pour Scyros (I, 536-539) une sorte de « répétition anticipée » de la Dolonie homérique (Il., X, 218-253), en calquant en partie sur cette dernière la déclaration de volontariat d’Ulysse et Diomède. L’hommage à Homère est ici évident. Mais cette récriture s’accompagne dans le détail d’une série de menues distorsions : réduction explicite de Diomède au rang de « second » d’Ulysse (I, 539), accentuation de la circonspection de ce dernier (I, 538), transfert du motif de la protection palladienne d’Ulysse à Diomède pour mieux mettre en avant la seule ruse comme ressource principale du premier (I, 547). La récriture va donc dans le sens d’une stylisation visant à accentuer la conformité d’Ulysse à son ethos paradigmatique de « cerveau des opérations » et d’incarnation de la ruse, dans une tradition littéraire issue d’Homère mais renchérissant sur celui-ci. Cette stylisation de l’ethos des personnages (que l’on devine aussi indirectement dans le cas de Pâris) est l’une des clés de la démarche de Stace : il faut que les héros de la guerre de Troie ressemblent à l’image que les lecteurs romains de Stace se font d’eux plus qu’à ce qu’ils sont réellement chez Homère ; image évidemment tributaire de toute une tradition posthomérique qui opère comme un miroir déformant, accentuant les trais les plus saillants des caractères, entre l’Iliade et l’Achilléide.

Mais en d’autres endroits, le poète peut carrément préférer à la version homérique des faits une version non homérique, surtout lorsque la seconde avait fini par supplanter la première dans la vulgate, comme pour les rapports entre les parents d’Achille ou la composition de l’ambassade achéenne à Scyros. D’une façon générale, Stace préfère la version la plus connue dans la tradition latine (issue souvent de la tragédie attique et/ ou de la poésie alexandrine) à la version homérique lorsque celles-ci sont en désaccord : c’est que, loin de cultiver l’effet de surprise ou l’originalité pour eux-mêmes, il veut s’appuyer sur la version la plus familière à ses lecteurs romains pour leur renvoyer globalement , on l’a dit, une image du monde homérique conforme à l’idée qu’ils s’en font ; rien n’est plus éloigné de son projet qu’un souci pointilleux de conformité à la lettre et à l’esprit du texte homérique pour lui-même. Le meilleur exemple en est la portée « internationale » que Stace, comme Virgile (Aen., X, 90-91), donne à la guerre en Troie en tant que conflit mondial entre l’Europe et l’Asie (cf. I, 82-83, 394, 730) : une interprétation géopolitique du conflit qui ne doit rien à Homère et tout à la relecture de la Grèce classique influencée par le contexte des guerres médiques, et passée de là chez les auteurs latins. Comme Virgile, Stace se représente certainement les Troyens sous des couleurs plus orientalisantes qu’Homère. Ce qui le conduit, du reste, à redessiner la coalition achéenne suivant une logique panhellénique qui fait fi allègrement des données homériques : ainsi les peuples de la côte Thrace, pro-troyens chez Homère, passent-ils dans le camp achéen chez Stace (I, 409-411 ; cf. aussi I, 202-20420) ; une « annexion » qui va même, implicitement, jusqu’à la cité asiatique d’Abydos (I, 204), sans doute parce que cette localité frontalière était considérée comme une sorte d’« enclave » grecque par les Romains du Ier siècle (cf. Méla, I, 97). Cette présentation de la guerre de Troie en termes de croisade panhellénique (I, 397-440) est elle-même un héritage direct d’Euripide (Iph. Aul., 77 sq.), que Stace applique à sa représentation contemporaine du monde hellénique. Mais ce choix de la croisade hellénique ne relève pas seulement d’une fidélité de principe à la vulgate post-euripidéenne, car il a une conséquence directe sur la tonalité de cette partie de l’œuvre : il lui donne un allant et un dynamisme en accord avec la « couleur » générale du thème guerrier dans cette épopée (un point sur lequel je reviendrai).

Il arrive néanmoins parfois à Stace de « revenir » à Homère contre la version de la vulgate, mais toujours dans un but précis. Le motif de la prédestination d’Achille à jouer un rôle décisif dans la chute de Troie (en tant que meurtrier d’Hector, rempart des Troyens) en est un bon exemple. D’après l’hypothesis des Skyrioi d’Euripide, source principale du chant I, c’est à la suite d’un oracle recommandant aux Achéens de ne pas se mettre en campagne sans Achille qu’Agamemnon avait envoyé Ulysse et Diomède à Scyros. Cette version se fonde sur celle des Cypria, auxquels est attribuée la première mention de cet oracle, inconnu d’Homère : chez ce dernier, c’est pour sa valeur personnelle qu’Achille est considéré comme indispensable à l’armée (cf. Il., I, 282-283 ; XI, 117-118, 228-231). Mais l’oracle s’est imposé dans la tradition mythographique, puisque chez le Pseudo-Apollodore (Bibl., III, 13, Cool, on retrouve cette prophétie explicitement attribuée à Calchas. La position de Stace se caractérise par un mélange des deux traditions. Comme Homère, il ignore (mais volontairement, lui) la prophétie selon laquelle Achille seul pouvait permettre de gagner la guerre de Troie : cette perspective est mentionnée en amont, mais réduite à un simple « on-dit » (v. 475 : illum unum Teucris Priamoque loquuntur/ fatalem) ; le motif de la prédestination victorieuse est donc démythifié et rationnalisé par une triple série d’explications : si les Achéens pensent avoir besoin d’Achille, c’est en raison de ce que l’on sait déjà de lui à ce stade, c’est-à-dire la rudesse de son éducation, son ascendance divine, et son invulnérabilité (476-481). Stace conserve cependant la prophétie de Calchas issue de la tradition des Chants Cypriens, mais, en la dépouillant de tout le côté transcendant de son contenu (révélation sur l’avenir de la guerre lié au destin d’Achille), il réduit son enjeu à une simple question de localisation du héros dans le présent : où est Achille en ce moment (cf. v. 505-506) ? Stace a donc pris dans ses sources ce qui l’arrangeait : la rationalisation de la prédestination (« retour » apparent à Homère) contribue en fait à la tonalité « moyenne » et « éthique » de cette épopée, qui met en avant les virtualités personnelles du héros et qui se plaît à mettre en scène un Achille déjà pourvu par anticipation de l’aura qui sera sienne… une fois qu’il aura réellement accompli des exploits (un type d’« anachronisme métalittéraire » dont sont coutumiers les poètes latins du Ier siècle). L’essentiel est que tout tourne autour de l’ingenium du héros, véritable « point de mire », et que l’immanent l’emporte sur le transcendant. D’autre part, l’intégration de la prophétie de Calchas, même à moitié vidée de son contenu, garde l’intérêt de présenter, sous une forme hyperbolique et dramatisée, l’opposition radicale entre le monde de Scyros et celui de la guerre de Troie, comme on l’a vu plus haut. Cette logique de sélectivité entre les traditions divergentes devrait bien entendu être étudiée passage par passage dans l’ensemble de l’œuvre, mais il serait trop long de la mener ici. Retenons de cette analyse que Stace n’est l’esclave ni d’Homère ni de la vulgate posthomérique, mais choisit au cas par cas la version qui lui permet de mieux mettre en valeur soit la personne de son héros, soit la tonalité dominante de son poème (y compris quand il s’agit, comme ici, de jouer sur un contraste de tonalités).

L’influence des versions posthomériques n’est en effet pas seulement une affaire de sources, mais aussi une question de tonalité et d’ambiance affective. Epopée « moyenne », l’Achilléide fait un large part, comme l’ont bien noté des critiques, à l’influence érotico-élégiaque, en particulier ovidienne. Il est donc naturel que cette œuvre se ressente des relectures sentimentalisantes de l’épopée homérique chères aux poètes néo-alexandrins (mais dont l’origine première remonte souvent à la tragédie euripidéenne). Faute du récit des amours d’Achille et de Briséis qui aurait probablement confirmé cette analyse, et en laissant de côté le cas de Déidamie qui ne concerne pas la guerre de Troie proprement dite, on peut voir cette démarche à l’œuvre dans la formulation « galante » du rapt d’Hélène par Pâris (I, 21 : blande populatus), qui évacue la question des trésors de Ménélas mentionnés par Homère (Il., VII, 350, 363, 389-90 ; XIII, 626 ; XXII, 114) au profit du seul motif sentimental : tout n’est qu’affaire d’amour, avec une interpénétration typiquement élégiaque des isotopies guerrière et érotique dont l’Achilléide offre d’autre exemples. Ici encore, le choix de la vulgate contemporaine, en l’occurrence sur le plan de l’ambiance affective, va dans le sens de la tonalité dominante de l’œuvre.

Cette réinterprétation des données homériques qui, dans le cas de Pâris (et sans doute aussi d’Achille dans la suite de ses amours) prend l’aspect d’une sentimentalisation élégiaque, relève globalement d’une modernisation des paroles et des sentiments des héros d’Homère qui est aussi, à certains égards, une romanisation. Cette tendance est parfaitement incarnée par Agamemnon. Son discours (I, 400-406) est une amplification à partir des vers d’Euripide (Iph. Aul., 77-79) par lesquels Ménélas appelle à son secours les anciens prétendants d’Hélène, mais le poète latin évacue le motif euripidéen du serment des prétendants22 pour le remplacer par un discours de portée juridico-morale plus générale mobilisant une isotopie très romaine du droit (iura, fides) et de la diplomatie (commercia, foedera), et glissant jusqu’à une discrète « punicisation » des Troyens (cf. I, 404 : foedus Phrygium ; antiphrase ironique qui n’est pas sans faire penser à la fameuse fides Punica). Un discours qui serait mieux à sa place sur le forum romain que dans la Grèce archaïque… Si l’on rapproche ce discours de ce que nous avons dit plus haut sur la confrontation Orient/Occident, on voit que cette vision de la guerre de Troie est à tous points de vue plus romaine qu’homérique. L’Achilléide donne donc bien de la guerre de Troie une représentation qui n’est pas le reflet direct de l’original iliadique, mais bien celui d’une image déjà dérivée et stylisée : imago imaginis.


Pour prolonger et confirmer ces remarques, je voudrais à présent examiner de plus près la question des causes de la guerre de Troie. L’exposé le plus détaillé est donc celui d’Ulysse (II, II, 49-83) ; exposé que le poète a habilement différé à la fin de la première partie de son épopée pour ménager un début in medias res et ne pas affaiblir le dynamisme de son récit. De sorte que ce qui, pour le contenu, aurait pu jouer le rôle d’un prologue d’exposition, se trouve finalement tenir un rôle conclusif : après cela, tout est dit tant sur les préliminaires du conflit que sur les premières années de la vie d’Achille (grâce à son récit de son enfance), et le récit de la guerre elle-même aussi bien que de la geste du héros proprement dite peut commencer. Il ne faut pas, d’autre part, perdre de vue que cet exposé, comme je l’ai souligné plus haut, est celui d’Ulysse, et non celui de Stace (ou du moins du narrateur épique), et qu’il a une visée performative interne à la diégèse : il s’agit de stimuler le furor d’Achille en vue du conflit à venir ; d’où des partis pris narratifs spécifiques vis-à-vis des versions canoniques (homérique ou autres) qui peuvent s’apparenter à une forme de « déformation historique ». Non que le poète veuille faire apparaître Ulysse comme un manipulateur ou un menteur dans un but de critique moralisante du personnage (nous sommes loin de l’optique des tragiques, et rien n’est plus éloigné du projet de Stace que l’appréciation morale des comportements individuels), mais il s’agit de faire apprécier au lecteur averti, d’un point de vue à la fois intellectuel et esthétique, l’habileté rhétorique d’un personnage considéré dans la tradition latine comme une figure exemplaire de l’orateur maître du « grand style » lié à l’art du mouere. Tout cela explique les choix d’Ulysse dans son récit des causes de la guerre : évacuation de la responsabilité des dieux et minimisation du rôle de la querelle des déesses (qui n’est mentionnée que pour la coïncidence géographique avec le « berceau » d’Achille en II, 55-57 ; un détail non homérique, du reste), insistance maximale sur le rôle négatif de Pâris, conçu comme un anti-Achille, avec une tentative d’assimilation rhétorique d’Achille à Ménélas (II, 81-83). Certes, la mise en cause par les autres personnages de la responsabilité du Priamide est un héritage homérique (même si Virgile avait plus ou moins tenté d’atténuer la chose), mais ce qui manifeste l’influence des récritures latines du mythe, c’est le récit même du jugement de Pâris pris comme cause première de la guerre, de préférence à d’autres points de départ adoptés par la tradition, comme par exemple la querelle des déesses au mariage de Thétis et Pelée, ou la naissance d’Hélène comme chez Euripide (Iph. Aul., 49 sq.). Ce parti pris, sans doute inspiré de Silius Italicus (Pun., VII, 537-473) dont ce passage est très proche, met nettement l’accent sur la responsabilité du Priamide dans un but de uituperatio morale. Les convergences avec le discours d’Agamemnon (I, 399-406), dont la visée était à peu près la même (stimuler la juste colère des Grecs contre le ravisseur d’Hélène) sont évidentes : les orateurs grecs de Stace recyclent les motifs topiques du moralisme romain hostile à Pâris au profit de leur stratégie rhétorique. On notera, dans cette perspective, la surenchère d’Ulysse, qui, pour accentuer l’impietas du personnage, lui prête un abattage de bois sacré (II, 60-62) totalement inconnu de la tradition légendaire, mais directement transposé du mythe ovidien d’Erysichthon (Met., VIII, 741 sq.) et/ ou de ses retractationes lucanienne (Phars., III, 399 sq.)… et statienne (Theb., VI, 84-117). La question n’est pas ici celle de la « vérité » ou du « mensonge » de la version d’Ulysse. La retractatio latine des poèmes homériques admet une marge d’écarts ou d’innovations qui ne sont pas forcément destinés à être jugés comme tels à l’aune d’une version canonique dans le cadre d’un « philologisme » pointilleux (mais qui parfois le sont : tout est affaire de contexte) ; il s’agit plutôt de faire admirer l’esprit d’à-propos avec lequel Ulysse, sur la base d’une donnée bien attestée de la tradition littéraire (l’abattage de la forêt de l’Ida pour la construction de la flotte de Pâris) réussit à « recycler » un topos épique, l’abattage du bois sacré, qui s’insère à merveille dans son propos. Bref, Ulysse et Agamemnon sont bien deux orateurs « romains » qui, sans démentir fondamentalement la vulgate homérique ou posthomérique sur l’essentiel des faits (mais en la manipulant un peu pour donner un « coup de pouce » à leur cause), réécrivent les causes de la guerre de Troie dans l’optique d’un moralisme à visée performative. Ce qu’il faut noter cependant aussi, c’est que le narrateur ne fait rien pour démentir ou relativiser leur version des faits : nous avons vu que la suppression du serment des prétendants au profit d’une réaction spontanée d’indignation morale postérieure au rapt d’Hélène (enracinée du reste dans une bonne partie de la tradition littéraire, notamment latine) se dégageait aussi bien du discours d’Agamemnon que de la présentation du narrateur (I, 3627). De même, le vocabulaire romain de la réprobation morale vis-à-vis de Pâris se rencontre aussi bien dans la bouche des chefs achéens (Ulysse et Agamemnon) que de Thétis (I, 43-47) et du narrateur (I, 20-24 : culpatum iter), et le rapt de Pâris est toujours le facteur déclenchant quel que soit le locuteur. On peut dire, à un certain degré, que l’optique de l’Achilléide est résolument pro-achéenne : non point tant que Stace veuille prendre personnellement parti sur le plan « historico-politique » entre les deux camps, mais parce que son poème, centré sur le « meilleur des Achéens », ne peut que se placer de l’intérieur de son camp. La reconfiguration du conflit gréco-troyen en termes d’affrontement entre l’Asie et l’Europe procède aussi en partie de cette logique : le projet éthique de l’Achilléide implique que le lecteur (romain, cela va de soi) se sente en sympathie étroite avec le héros. Stace tend aussi à ses lecteurs, à travers sa représentation des chefs grecs de la guerre de Troie, un miroir de leur propre vision du monde pour appuyer la stratégie du delectare (en l’absence dans cette épopée, de toute portée didactique et démonstrative). Si la représentation de la guerre de Troie est un peu le reflet d’Achille dans ce jeu de correspondances entre le plan individuel et le plan collectif que nous avons vu plus haut, elle est aussi, à une certain degré, un reflet du paysage mental de la société aristocratique romaine, sans doute parce qu’Achille lui-même est aussi, par certains côtés, un miroir de cette élite contemporaine.

Référence électronique
François Ripoll, « La guerre de Troie dans l’Achilléide de Stace », Rursus [En ligne], 5 | 2010, mis en ligne le 11 mars 2010,
URL :

http://rursus.revues.org/413


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Réécriture : la dame aux camélias, plusieurs exercices type bac
Questions sur corpus
Question
Vous répondrez d’abord à la question suivante :
A partir de deux exemples précis confrontant les textes A et C, et en vous appuyant sur le texte B, vous expliquerez dans quelle perspective
René de Ceccatty a choisi d’infléchir l’oeuvre d’Alexandre Dumas-fils.
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Ecriture d'invention
Sujet :
Vous proposerez à votre tour une réécriture du texte d’Alexandre Dumas-fils (texte A). Au lieu de prétendre restituer le pouvoir d’émotion de ce
texte à des spectateurs modernes, vous insisterez sur ses possibles défauts, dans une perspective parodique rendant la scène ridicule.
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Commentaire
COMMENTAIRE
Vous commenterez l'adaptation de René de Ceccaty de La Dame aux camélias (texte C).
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Dissertation
Sujet :
Comprenez-vous qu’un écrivain puisse choisir de réécrire ce que lui ou d’autres ont déjà écrit ? Vous répondrez à cette question en un
développement composé, prenant appui sur les textes proposés, ceux que vous avez étudiés en classe et vos propres lectures.
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Annales, séquence les réécritures
Annales 2002, les réécritures, sujet La dame aux camélias
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Bac blanc intégralement corrigé
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Réécriture sur Antigone
Les différences entre l’Antigone de Sophocle et d'Anouilh

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La tragédie, expression de la fatalité humaine
Les thèmes de la tragédie d’Anouilh sont révélateurs de la condition humaine
Conception de la tragédie - -Antigone-

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