DU BREVET AU BAC Préparation au brevet et au bac de français, philosophie et HLP
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Bacfrançais, prof 1ère Administrateur
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Sujet: Sophocle, théâtre rituel sur la scène contemporaine Ven Déc 07, 2012 4:04 pm |
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Sophocle sur la scène contemporaine : comment adapter les conventions antiques
I. Un théâtre rituel et conventionnel
Le théâtre antique est particulièrement difficile à transposer et adapter sur nos scènes modernes pour plusieurs raisons concernant aussi bien les conditions dans lesquelles et pour lesquelles il a été créé, que la dramaturgie des œuvres elles-mêmes.
Le théâtre antique grec est en effet d’abord un théâtre rituel : les représentations font partie intégrante des fêtes religieuses et les chœurs tragiques, comiques ou dithyrambiques sont offerts à Dionysos dont la statue assiste au spectacle au milieu des gradins. Les tragédies proposent également de nombreuses imitations (mimèsis) de rituels : prières, rituels de deuil, de supplication, qui, même s’ils ne sont pas considérés par les spectateurs comme des actes permettant réellement d’entrer en contact avec la divinité, comportent des gestes et des paroles religieux vraisemblables.
Tout ce contexte rituel est aujourd’hui impossible à restituer. Les spectacles antiques respectent ensuite un certain nombre de conventions extrêmement précises : conventions concernant l’espace, le jeu des acteurs, ou la pratique des chœurs.
Avant d’aborder l’histoire de la mise en scène moderne de Sophocle et d’analyser comment les créateurs ont apporté des solutions à ces différents problèmes, il nous a paru intéressant de donner des exemples de ces conventions dans le texte des tragédies elles-mêmes.
1. L’espace tragique dans Ajax et Œdipe à Colone
La tension entre l’intérieur et l’extérieur
A l’époque de Sophocle, l’espace, au Théâtre de Dionysos à Athènes, comporte une orchestra sans doute trapézoïdale et non pas ronde, à laquelle on accède par deux entrées latérales, les eisodoi. Face aux spectateurs est dressé un bâtiment de scène en bois d’environ douze mètres sur quatre, la skènè, dont l’intérieur est accessible par une porte centrale unique. Les personnages principaux jouent devant la skènè, peut-être sur une estrade assez basse. Ils peuvent également apparaître sur le toit plat du bâtiment, soit au moyen d’une grue, la mechanè, soit par un escalier situé à l’intérieur.
La skènè = un espace privé, caché / l’espace public de l’orchestra.
= le lieu où se déroulaient les actes de violence qu’on entendait mais qu’on ne voyait pas
Exemple : la scène de l’assassinat de Clytemnestre dans Electre
Le cadavre est ensuite dévoilé grâce à une machinerie, l’ekkuklème, plateau roulant poussé, à la vue du public, à l’extérieur, par la porte grande ouverte. Aucun effet d’illusion dans cette convention. Mais réalisation scénique de l’opposition symbolique entre la sphère publique et la sphère privée. Le tableau que l’ekkuklème va présenter bien souvent décrit au prélable. Voir le début d’Ajax : Tecmesse, sur les exhortations du chœur ouvre la porte et le plateau roulant montre Ajax sans doute replié sur lui-même, la tête drapée de son manteau, selon la posture traditionnelle de la douleur.
Le héros est dans un espace différent des autres personnages : il refuse par exemple que Tecmesse « entre » et s’approche de lui, il la renvoie clairement « à l’extérieur » (v. 368). Finalement, Ajax ordonne qu’on referme la porte ; l’ekkuklème est donc roulé en arrière et Ajax retourne à la sphère privée. Conventionnellement seuls les cadavres sont roulés à l’intérieur de la skènè. Visuellement, il y a une parenté étroite entre les deux tableaux exposés grâce à la machinerie : Ajax vivant et ensanglanté tenant son épée nue à la main et Ajax mort transpercé de la même épée.
Définir un espace sacré : les scènes d’asulia
Dans la deuxième scène d’Ajax utilisant la machinerie, Teucer fait monter son fils, le petit Eurysace, sur l’ekkuklème, et transforme le corps en lieu d’asile sacré auquel il demande protection. Grâce à l’association du rituel de deuil et du rituel de supplication, Ajax change de statut : de traître bon à jeter en pâture aux chiens, il est devenu sacré, tabou. Ulysse finit donc par convaincre l’armée d’accorder une sépulture à Ajax.
Les scènes d’asulia créent des tensions dramatiques autour d’un lieu sacré, inviolable. Elles permettent des déplacements spectaculaires et conflictuels autour de l’asulon, qui est la plupart du temps un autel ou une statue placés au centre de l’orchestra. L’une des eisodos, celle de gauche, figure le lieu que fuit le suppliant et celui d’où peuvent surgir ses ennemis, tandis que l’eisodos de droite mène à la cité protectrice qui peut accueillir les fugitifs.
Œdipe à Colone est ainsi construit autour de ce rituel d’asulia. Œdipe et Antigone fuyant Thèbes sont venus se réfugier dans un lieu consacré aux Euménides, dont la skènè figure un bosquet, la partie la plus interdite de ce sanctuaire. Œdipe, après s’être d’abord caché dans la skènè, s’installe sur une pierre, qui semble déterminer la limite avec le lieu tabou. Œdipe, immobile sur son asulon, est une image forte et paradoxale, à la fois d’impuissance physique et de puissance religieuse. Il devient ainsi le protecteur du lieu où il a d’abord trouvé refuge.
Mettre en scène une tragédie grecque signifie donc restituer, sinon l’espace tel qu’il existait à Athènes, du moins les tensions entre les différentes zones.
2. Le rôle spectaculaire et dramaturgique du chœur dans Electre et Les Trachiniennes
Les chœurs sont hérités des performances chorales rituelles grecques : ils utilisent en effet, mais théâtralisés, et combinés entre eux, des éléments du thrène (chœur de deuil), du péan, de l’hymne (chants de joie en l’honneur d’un dieu ou d’un héros) ou de l’hyménée (chant de noces).
La musique du deuil
Le kommos est la transposition théâtrale du thrène religieux. Mais le kommos tragique n’est pas systématiquement un chant de deuil. Il désigne tout dialogue chanté entre le chœur et un personnage.
Dans Electre, le chœur chante deux kommoi avec l’héroïne : le premier au début de la tragédie pour gémir sur la mort ignominieuse d’Agamemnon (v.121-250), le deuxième après l’annonce mensongère de la mort d’Oreste (v. 823-70). Entraîné dans la plainte d’Electre alors qu’il essayait au contraire de la consoler, le choeur renforce et multiplie la puissance musicale et l’efficacité du deuil d’Electre.
Musique apollinienne et dionysiaque
La tragédie a intégré d’autres types de chœurs que le thrène, même si celui-ci est le plus fréquent. Par exemple on y trouve le péan, qui était à l’origine un chant propitiatoire ou de reconnaissance adressé à Apollon ou Artémis, par un chœur masculin avec pour accompagnement des cris rituels entonnés par un chœur féminin. Le péan est un chant joyeux, qui s’oppose aux lamentations funèbres du thrène. Sophocle dans Les Trachiniennes, superpose l’un à l’autre
Au début de la tragédie, le chœur des femmes de Trachis entonne un péan pour fêter le retour d’Héraklès. Mais la fin de ce chant devient une danse bachique (v. 219-220). Apollon est donc associé à Dionysos, le dieu du dithyrambe et du théâtre. Cet amalgame musical apporte une tonalité inquiétante au retour d’Héraklès : l’harmonie entre hommes et femmes suggérée par le péan en l’honneur d’Apollon et Artémis est mise en question par la frénésie féminine de « l’émulation bachique ».
Comme pour les références religieuses concernant l’espace, il est pour nous très difficile de transposer ces synthèses musicales qui représentaient sans doute la plus grande part du plaisir théâtral de Grecs.
3. Jeu de l’acteur et conventions socio-culturelles dans Œdipe-Roi, Philoctète et Les Trachiniennes
Supplication et liens de philia (amitié)
La supplication est l’une des scènes les plus représentées avec les cultes funéraires dans les tragédies conservées. Sophocle ouvre de façon très spectaculaire Œdipe-Roi sur l’une de ces scènes : un groupe d’enfants accompagnés d’un prêtre arrivent en procession d’une eisodos et s’agenouillent devant la skènè à la porte de laquelle apparaît Œdipe. Ce rituel impose à Œdipe de répondre favorablement à leur demande. C’est cette obligation religieuse qui va pousser Œdipe à aller jusqu’au bout de son enquête, quelle qu’en soient les conséquences pour lui.
La dramaturgie de Philoctète utilise cette convention de la supplication de façon plus complexe. Le sujet de cette tragédie est le changement de statut progressif du héros de paria rejeté à celui d’homme réintégré dans la communauté humaine. Le rituel de supplication va l’aider à cette transformation. A l’arrivée de Néoptolème, Philoctète se jette en effet à ses genoux et lui demande de l’aide. Une fois qu’il a accepté, Philoctète fait de lui son hôte en l’invitant dans sa grotte : il crée par ce moyen ce que les Grecs appelaient des liens de philia, qui sont des liens d’assistance réciproque entre pairs (v. 662). Ce qui va définitivement changer la relation entre les deux hommes, c’est que le blessé a, au sortir de sa grotte, un malaise qui oblige cette fois Néoptolème, pris de pitié devant les manifestations de douleur et les cris de Philoctète, à le porter, le soutenir (v. 759-62). Ce contact physique actualise définivement le lien que la supplication avait commencé à former. Néoptolème est désormais incapable de trahir Philoctète, avec qui il a des rapports quasi filiaux, et il s’opposera au vol de l’arc et à Ulysse.
Tous les jeux de scène, la distance entre les acteurs ont donc une importance considérable dans la progression de l’action : Philoctète est un objet de répugnance à cause de sa blessure malodorante et infecte. Il ne peut redevenir un homme que si un autre homme le prend en charge physiquement. La distance ou la proximité entre les personnages ont donc une valeur sociale, culturelle, et même religieuse, différente de notre culture européenne contemporaine.
Le corps souffrant d’Héraklès
Le spectacle d’un corps viril brisé, incapable de se contrôler, était sans doute particulièrement pathétique pour les spectateurs grecs. C’est Héraklès qui nous fait le mieux comprendre le paradoxe, théâtralement intéressant, mais culturellement insupportable pour un guerrier grec, d’une âme virile dans un corps affaibli.
Héraklès d’abord endormi se réveille en chantant un mélodrame en vers lyrique, sans doute avec la voix aiguë des plaintes, normalement associée aux pleureuses des chœurs funéraires. Enfin, il reprend ses esprits et, dans les vers habituels du dialogue, avoue sa faiblesse deshonorante à Hyllos (v. 1070 sq.). Comme Philoctète, Héraklès doit reconquérir sa dignité virile et sa gloire. Il va le faire en exigeant de son fis le serment que celui-ci épousera la jeune Iole, responsable involontaire de tous les malheurs de leur maison. Il transforme le geste de soutien que fait Hyllos en poignée de main, gage officiel de promesse. Il réintègre de cette façon sa place de chef de famille et de héros.
II. La mise en scène contemporaine
Sophocle est longtemps resté le poète tragique le plus représenté, en particulier pendant tout le XIXe siècle grâce aux grands tragédiens comme Mounet-Sully. Mais on ne jouait quère qu’Œdipe-Roi et Antigone, un peu plus tard Electre. Ces premières représentations ne se souciaient pas de la dramaturgie propre à ces œuvres ni de leurs conditions originales de création. C’est seulement avec la création de la mise en scène comme art à part entière qu’on a entamé une réflexion sur le théâtre antique dont les grands créateurs se sont servis pour rénover les techniques de la scène : ils ont cherché à restituer un espace de participation et de réflexion comme ils imaginaient le théâtre de Dionysos à Athènes ; ils ont utilisé le chœur pour recréer une cérémonie théâtrale et ils ont tenté de mettre au point un jeu de l’acteur moins psychologique. A côté de L’Orestie d’Eschyle, Œdipe-Roi, Antigone et Electre sont restés les œuvres les plus expérimentées, surtout à cause du contenu politique que les metteurs en scène y lisent toujours.
Cependant la mise en scène introduit une interprétation à chaque fois différente de chaque tragédie, ce qui n’existait pas dans l’Antiquité où le texte était joué une seule fois selon un code de jeu immuable. Aujourd’hui chacun des éléments de la mise en scène sert une idée d’ensemble, qui n’est pas celle de Sophocle, dont après tout on ne sait rien, mais celle du metteur en scène.
1. Recréer une fête du théâtre : Œdipe-Roi mis en scène par Max Reinhardt (1910)
Max Reinhardt, acteur et régisseur allemand d’origine autrichienne, a marqué le début du siècle par des mises en scène grandioses d’Œdipe-Roi en 1910 et de l’Orestie en 1911. Reinhardt a cherché à recréer les dimensions en terme d’espace et de public qui permettaient, à son avis, l’efficacité du théâtre antique. Pour lui, le théâtre grec doit être grandiose ! C’est pourquoi il s’est installé dans des lieux vastes, en particulier le cirque Schumann à Berlin. La piste ronde du cirque est donc une transposition de l’orchestra ; Reinhardt installe le public sur trois côtés autour de ce cercle. En haut d’un vaste escalier, il a fait construire un imposant bâtiment ressemblant à un temple grec avec son fronton, des colonnes à chapiteau.
Mais sa grande originalité est de présenter deux chœurs : l’un composé d’une foule de plusieurs centaines de figurants qui restent sur la piste circulaire et réagissent par des cris ou des mouvements de masse à l’action, et un autre composé de 27 vieillards (donc plus que les 15 choreutes du temps de Sophocle) qui disent le texte des parties chorales. Ces derniers restent stationnés sur les marches du palais d’Œdipe.
L’espace restait pendant tout le spectacle hiérarchisé en trois zones distinctes : la foule des figurants demeurait dans l’arène et faisait le lien entre le public et l’action, le véritable chœur jouait sur les marches et les personnages en haut du podium devant la porte du palais. La semi-obscurité donnait toujours l’impression de vastes espaces inquiétants autour du podium. Les personnages sortaient de l’ombre, isolés par le halo des projecteurs. Certes, cette conception de l’espace est très éloignée de celle de l’Antiquité, mais Reinhardt avait su créé un théâtre novateur de participation où le public guidé par les éclairages et les réactions de la foule de figurants éprouvait des émotions très fortes.
2. Des Antigone politiques
Mise en scène de Brecht (1948)
Brecht avec Antigone n’a absolument pas tenté de restituer l’œuvre de Sophocle. Antigone l’intéresse parce que l’éloignement dans le temps de l’histoire qui y est racontée, crée cet effet de distanciation nécessaire au discours politique sur l’histoire contemporaine de l’Allemagne qu’il veut faire passer. Il cherche à mettre en scène une analogie entre la situation d’Antigone et celle de la chute du IIIe Reich. Il adapte Antigone à partir de la traduction allemande qu’en avait fait Hölderlin au XIXe siècle, et ajoute des passages personnels qui modifient le sens du conflit politique : en particulier il crée une sorte d’avant-propos où l’on voit une scène située pendant la guerre de 1939-45, ainsi qu’une nouvelle fin où Thèbes est écrasée militairement par Argos.
Pour faire passer ce message politique, Brecht s’appuie sur un style de jeu « épique » : seule la fable compte, tout doit être subordonné à la narration de l’enchaînement des faits, les acteurs doivent renoncer à toute interprétation psychologisante de leurs rôles. Les acteurs, lorsqu’ils ne jouent pas, restent à l’extérieur du cercle, mais à la vue du public. Quand ils s’avancent sur l’aire de jeu, ils prononcent des « vers de liaison » expliquant qui ils sont et le rôle qu’ils vont jouer. Il n’y a donc ici aucune possibilité d’illusion théâtrale. Le jeu est révélé pour ce qu’il est. Les scènes sont traitées comme des tableaux.
Les personnages de la tragédie grecque ne sont plus des personnages mythologiques, mais des modèles sociaux. Son Antigone n’est pas une héroïne au courage extraordinaire qui oppose aux lois de la cité les cultes familiaux, mais une femme ordinaire que les circonstances et le milieu vont pousser à résister, malheureusement trop tard et vainement, au pouvoir tyrannique. Elle sert de parabole pour comprendre les comportements politiques des Allemands de la période nazie.
Mise en scène de Jean Vilar (1960)
Jean Vilar en montant à Avignon, puis au TNP Antigone en 1960, en pleine guerre d’Algérie, a, comme Brecht, des intentions politiques. L’héroïne de Sophocle est pour lui l’image de toute résistance à l’oppression.Il veut faire de son spectacle un appel à la modération et à la clairvoyance politique. Mais s’il utilise, comme le metteur en scène allemand, un plateau quasi nu et un style de jeu très épuré, il ne connaît pas la distanciation brechtienne. Au contraire, il veut impliquer les spectateurs dans un cérémonial laïque et c’est sur le chœur qu’il fonde son approche.
La forme scénique qui lui paraît en effet la meilleure pour créer une atmosphère sacrée appropriée à la réflexion qu’il veut créer est la procession. L’entrée et la sortie des choreutes, dans de longues robes gris ardoise d’officiants, se faisaient sur le battement des tambours et la musique électronique et plaintive des ondes Martenot. Les textes étaient psalmodiés, murmurés ou scandés par les choreutes, chanteurs professionnels. La musique faisait ainsi appel à un fonds religieux varié, chrétien, juif, ou païen, et créait un cérémonial monastique.
L’aspect processionnel, solennel, du chœur sacralisait le discours du coryphée qui donnait tout son sens politique à la tragédie. C’est Jean Vilar lui-même qui tenait ce rôle et devenait ainsi la voix de la sagesse qui s’élèvait au-dessus du discours des protagonistes. Ceux-ci pratiquaient une stylisation vocale et gestuelle qui réduisait les personnages à quelques traits essentiels.
On voit bien avec cet exemple que les metteurs en scène qui ont tenté de restituer un chœur uniformisé, comme les Grecs le pratiquaient, se sont naturellement tournés vers des formes religieuses connues du public. En même temps, même s’ils lui gardent une efficacité musicale par le chant, la procession, le cortège n’ont pas la puissance émotionnelle de danses.
3. Les trois Electre de Vitez
Antoine Vitez est revenue trois fois, à 10 ans d’intervalle à chaque fois, à Electre qu’il avait lui-même traduite. C’est également la même actrice, Evelyne Istria, qui a endossé trois fois le rôle. Si la lecture de l’œuvre est restée la même - Electre est, comme Antigone, une résistante à l’oppression et les usurpateurs finissent toujours par payer leurs crimes - Vitez a modifié à chaque fois les moyens scéniques, si bien que les trois spectacles sont radicalement différents. A aucun moment il n’a cherché non plus à restituer les données antiques de représentation, se contentant plutôt de les « citer » pour en jouer.
Une cérémonie glacée (1966)
La première mise en scène au théâtre de Caen, au tout début de la carrière de Vitez, fait preuve d’une esthétique austère. Pour ne pas brouiller le message politique de la tragédie de Sophocle par des effets spectaculaires appuyés, le créateur affirme rester « en-deça du spectacle. » Le plateau nu est constitué d’un proscenium rond (citation de l’orchestra grecque) adossé à quelques marches qui mènent à une porte. Les acteurs revêtus de longues robes, sont toujours en scène, même quand ils ne parlent pas. Ils jouent avec un minimum d’effets, profèrent le texte face au public. Le chœur est représenté par trois femmes immobiles placées sur le côté de l’action et toujours face au public,. Elles récitent le texte sans aucune émotion.
Cette représentation d’Electre ressemble aux cérémonies théâtrales de Vilar. Elle correspond à la façon dont on jouait les tragédies grecques dans les années 60 : les choreutes de Vitez sont comme chez Vilar, un chœur d’offician ts proférant un texte devenu sacré.
La deuxième mise en scène est réalisée dans le cadre du théâtre des Quartiers d’Ivry qui se veut un théâtre populaire, fait avec un minimum de moyens, facilement transportable dans n’importe quel lieu. C’est pourquoi Yannis Kokkos a conçu pour Vitez un dispositif composé d’une passerelle en croix, en caillebotis rouge laqué, que l’on peut installer aussi bien dans un gymnase que dans un hall d’usine, entre deux rangées de gradins qui se font face. L’espace scénique antique est ainsi supprimé. Le chœur l’est également puisque son texte est réparti entre les différents personnages, ce qui réduit d’autant la troupe d’acteurs, mais remet également en question la notion même de personnage. Enfin, pour souligner l’interprétation politique de la tragédie de Sophocle, Vitez insère dans les dialogues, des poèmes de Yannis Ritsos, en rapport avec le mythe d’Oreste, mais surtout faisant référence à l’actualité grecque de l’époque, c’est-à-dire la dictature des colonels. Ces extraits, des « parenthèses » comme Vitez les appelle, servent de commentaires à la tragédie antique. Une voix off dit parfois le texte de Sophocle en grec ou le nom des îles où sont retenus les prisonniers politiques de la dictature. Le metteur en scène établit ainsi sans cesse des liens entre la Grèce antique et sa réalité politique de 1970.
Cet espace particulier, bi-frontal, et l’absence du chœur, transforment radicalement la tragédie de Sophocle : en particulier il n’y a plus la distance que les Grecs jugaient nécessaire entre l’histoire et le public. Pourtant Vitez est toujours soucieux de respecter la dramaturgie de l’œuvre. Comme l’espace du palais n’existe pas, c’est sur l’étroit plateau que Vitez met à nu les affrontements entre les personnages. Toute l’action devient une lutte pour l’occupation de l’espace..
En ce qui concerne le rapport entre acteurs, personnages et chœur, le metteur en scène avait imaginé un effet de rupture de jeu pour signifier que le personnage ne jouait plus son rôle, mais devenait une voix extérieure, un témoin de sa propre histoire. Au jeu expressionniste et violent auquel se livraient les acteurs dans le rôle des protagonistes s’opposait une récitation-profération des parties chorales prises en charge majoritairement par le Pédagogue joué par Vitez lui-même. La parole du chœur, comme dans la version de 1966, n’est plus entendue comme un chant ou un dialogue, mais comme un texte sacré proféré par des officiants. Cette impression est renforcée par les longues tuniques que portent toujours les acteurs et leur maquillage doré qui ressemble à un masque.
Electre « à la cuisine »(1986)
En 1986, la dictature des colonels est tombée, et Vitez montre dans sa dernière version cette fin de règne, dans un décor et des costumes renvoyant directement à la Grèce contemporaine. La scénographie de Yannis Kokkos est en effet une citation du mur de la skénè (une façade ocre avec trois portes-fenêtres surmontée d’une balustrade décorée de statues grecques), mais le plateau montre l’intérieur d’une chambre avec un lit, une coiffeuse, une table et quelques chaises. Derrière les portes, une terrasse donne sur le Pirée avec son paysage de grues et de cargos dont on entend parfois les sirènes. Le chœur est un groupe de voisines, qui boivent le café et écoutent à la radio le texte en grec de Sophocle, tandis que le coryphée est un vieil aveugle visionnaire. La tragédie devient un drame familial que Vitez affirme vouloir jouer « à la cuisine. »
Mais cet intérieur, qui fait référence au décor du drame bourgeois, est faussement familier. Les trois meubles répartis géométriquement dans l’espace, n’ont aucune valeur descriptive : ils sont des territoires symboliques appartenant à des personnages particuliers.
• La table = le domaine du chœur qui s’y installe pour écouter les nouvelles venant de l’extérieur, que ce soit celles de Chrysothémis ou celles diffusées par la radio.
• La coiffeuse = espace de Clytemnestre qui vient s’y contempler, s’y remaquiller. Egisthe, son amant à l’allure de petit voyou, fouille ses tiroirs pour trouver de l’argent.
• Le lit = le refuge d’Electre. La mère et la fille s’y battent, dans une scène d’une très grande violence physique où Clytemnestre finit plaquée sous Electre assise sur son ventre. Enfin, le corps de la mère assassinée y est déposé. A la fin de la tragédie, le lit est renversé par Egisthe qui tente d’échapper à Oreste et Pylade. Ce lit renversé, ainsi qu’une nappe de sang qui coule inexorablement depuis la terrasse, symbolise la destruction des liens familiaux ; l’intérieur ravagé est l’image d’une violence irréparable.
Tout en plaçant l’histoire dans un cadre contemporain, Vitez ne l’actualise pas pour autant, puisque cet espace n’a d’autre réalité que théâtrale. Il n’est pas une boîte à illusion comme le théâtre bourgeois auquel il peut faire référence. Il est un tableau présenté en tant que tel, tableau devant lequel des figures passent, se déchirent. Même si les gestes des acteurs sont volontiers empruntés à la vie quotidienne, leur jeu très appuyé, stylisé, en fait des personnages hors du commun. Celui qui replace l’histoire à son niveau mythologique est le coryphée, vieil aveugle qui, avec sa couronne de laurier, fait penser à l’aède inspiré qui improvisait les chants des épopées homériques. C’est lui qui prend en charge la totalité des stasima, des parties chorales, tandis que les trois voisines participent aux parties dialoguées avec les personnages.
4. Une tragédie grecque et africaine
Pour finir avec ce rapide panorama des possibilités nouvelles que la scène contemporaine offre aux tragédies grecques, il est intéressant de prendre l’exemple d’un spectacle interculturel. En effet des metteurs en scène asiatiques, indiens, africains se sont aussi emparés de ce répertoire et l’ont métissé d’éléments appartenant à leur culture d’origine. Ces créateurs privilégient alors le matériau mythique des tragédies qu’ils jugent facilement transposable dans n’importe quelle autre culture. Ainsi en 1999, l’acteur et metteur en scène burkinabé Sotigui Kouyaté, connu également pour ses participations aux spectacles de Peter Brook, monte Antigone sur une adaptation (entre la traduction et la réécriture) de Jean-Louis Sagot-Duvauroux et Habib Dembele Guimba. Les acteurs sont tous africains et habillés en costume traditionnel, le chœur chante en bambara sur un accompagnement de percussions africaines. Créon joué par Sotigui Kouyaté est un chef de village qui essaie de maintenir envers et contre tout son autorité chancelante, devant une communauté divisée.
Le conflit entre la piété familiale et l’intérêt de la cité est interprété en termes de confrontation entre les femmes et les hommes dans la société africaine, confrontation que le metteur en scène juge universelle. Kouyaté rend scéniquement visible ce conflit par le dédoublement de la fonction chorale en chœur de femmes et chœur d’hommes. Les femmes africaines de ce spectacle détiennent la sagesse qui fait défaut aux hommes. Leur obscure et effrayante puissance originelle est incarnée par Tirésias joué ici par une actrice qui s’exprime uniquement en bambara et dont les paroles doivent être traduites. La culture africaine est ainsi sacralisée à travers l’usage prophétique de la langue qui semble connue des seules femmes, tandis que Créon et les hommes parlent la langue des colonisateurs.
Le metteur en scène et son dramaturge utilisent un autre élément de la culture africaine : la figure du coryphée est assimilée à celle du griot, personnage à la fonction sociale et politique essentielle en Afrique de l’Ouest. Celui-ci est là pour rappeler d’où vient Antigone, quelle est sa lignée. Il ne participe donc pas à l’action comme le faisait le chœur antique, mais fait progresser la fable en donnant des clés aux spectateurs, clés qui s’appuient sur une sagesse commune et sur l’histoire de la lignée. Cette pratique scénique est très proche du personnage de conteur souvent présent dans les spectacles de Peter Brook.
Le décor rappelle l’orchestra antique : c’est un cercle de bois posé sur du sable blanc. Le cercle inscrit le lieu dans l’univers théâtral : il isole et délimite un espace de paroles dans lequel les personnages s’avancent pour jouer le drame. Un seul accessoire est amené : le fauteuil du chef Créon, fauteuil de bois sculpté, qui reste vide, face au public, le temps que le roi arrive. Symbole du pouvoir, il en marque aussi la solitude et la vanité. Le décalage créé autant par le contexte africain que par ce jeu distancié des acteurs donne aux vérités énoncées par les uns et les autres du mystère et de la gravité.
Conclusion
On voit à travers ces différents exemples que le théâtre antique peut être un véritable théâtre de la modernité, à condition de ne pas chercher à restituer vainement les conditions scéniques antiques. En revanche, il paraît essentiel de rendre les données dramaturgiques, de montrer les tensions qui se jouent entre les différentes parties de l’espace, surtout entre le palais et l’extérieur, par exemple dans Œdipe-Roi, Electre, Ajax ou Philoctète, de montrer les conflits qui se jouent entre les personnages sans nécessairement avoir recours à un jeu surexpressif, enfin de rendre au chœur un vrai rôle lyrique.
LEGANGNEUX Patricia
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